L’intégrale de la musique
Gaspard (droite) et Loïc (gauche) après chargement, lors de la tournée de Devendra Banhart (Cologne, 29 janvier 2020) | © photo : Victor Pattyn

Inflation, indexation des salaires, pénurie de main-d’œuvre et autres joyeusetés: dans "le monde d’après", la sphère technique a bien trinqué. Pour se refaire une santé et améliorer les conditions de travail des équipes mobilisées sur les festivals d’été, le secteur revoit ses tarifs et facture ses interventions à la hausse. Pour leur part, les festivals compensent. Mais qui paie le juste prix ?

Dans le paysage culturel, la crise sanitaire a laissé de nombreuses personnes sur le carreau. Ingés son, éclairagistes, vidéastes, et plus encore, ont préféré se tourner vers d’autres secteurs d’activités plutôt que d’attendre le redémarrage des concerts en Belgique. « À présent, la machine est relancée mais la main-d’œuvre n’est pas revenue », constate Luc Meessen, gérant de Noves Group, une société active dans la production d’événements. Présent sur des festivals comme Dour, Rock Werchter, Ronquières, Esperanzah!, Couleur Café ou Graspop Metal Meeting, le prestataire de services maîtrise tous les rouages techniques et logistiques nécessaires à la mise en œuvre de tels rassemblements. « Aujourd’hui, il y a tout de même une grande question qui se pose, dit-il. Où ces gens sont-ils passés ? Dans un premier temps, tous les regards se sont tournés vers le bâtiment et l’Horeca. Mais ces deux pôles d’activité se plaignent également d’un manque de main-d’œuvre… »

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Luc Meessen – Noves Group
"Accueillir The Cure, Aphex Twin ou Robbie Williams avec des gens qui ont trois semaines d’expérience dans le métier, c’est impossible."

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Confronté à l’évaporation de certaines fonctions essentielles à son organisation, la bulle technique s’organise et accélère les mécanismes de formation. Suffisant pour aborder l’été 2023 dans la sérénité ? « Sûrement pas, tranche Luc Meessen. À cet égard, ce qui est vrai pour l’industrie automobile se vérifie aussi dans le monde du spectacle : les profils hautement qualifiés sont rares. Accueillir The Cure, Aphex Twin ou Robbie Williams avec des gens qui ont trois semaines d’expérience dans le métier, c’est impossible. Pour mener à bien de telles productions, nous devons nous appuyer sur des personnes expérimentées. Or, pour acquérir les bons réflexes techniques sur de gros festivals, il faut compter quatre années d’apprentissage et de formation “in situ”. » Dans le milieu de la musique – comme ailleurs – tout ce qui se raréfie devient précieux… Les profils les plus recherchés coûtent ainsi de plus en plus cher.

S’affranchir des prix du marché

À côté de cet appauvrissement des forces vives, le secteur n’a pas été épargné par l’inflation. « Il faut aussi ajouter l’indexation des salaires », souligne le patron de Noves Group. Afin d’attirer une main-d’œuvre qualifiée sur leurs scènes, les festivals d’été sont donc contraints de mettre la main au portefeuille. « Nous n’avons pas le choix. Sans les techniciens, ça ne fonctionne pas, concède Damien Dufrasne, le directeur du Dour Festival. En moyenne, nos coûts de production ont augmenté de quelque 20 %. Sur notre grande scène, nous dépassons même la barre des 25 %. Pour faire diminuer la facture, nous essayons de négocier les contrats sur le long terme mais ce n’est pas suffisant. Dès lors, nous sommes obligés de répercuter cette augmentation budgétaire sur le prix des tickets. »

Les tarifs pratiqués à la billetterie du festival hennuyer sont, certes, en légère hausse (+15%), mais ne contrebalancent absolument pas les dépenses engagées pour les prestations techniques de l’été 2023. « Pour trouver l’équilibre, nous avons dû séparer l’achat du ticket de celui du camping, indique Damien Dufrasne. C’est la grosse différence avec l’an dernier. Avant, le logement était inclus dans le prix du pass. Cette stratégie nous permet de limiter la casse… » C’est pourquoi le Dour Festival, comme d’autres événements en Fédération Wallonie-Bruxelles, envisage à présent des solutions d’avenir pour mieux maîtriser les coûts de ses prochaines éditions. « Nous privilégions désormais le circuit court et les productions locales. Dès que nous le pouvons, nous travaillons avec des sociétés wallonnes. Ensuite, nous cherchons à gagner en autonomie. Cette année, par exemple, nous avons acheté nos propres barrières de chantier. Cela représente près de 35 kilomètres de palissade. C’est énorme mais nous n’avions plus le choix… Nos fournisseurs venaient de Flandre ou des Pays-Bas et les coûts du transport et de la livraison étaient devenus complètement farfelus. » Là où c’est possible, le Dour Festival tente ainsi de s’affranchir des fluctuations du marché. « Puis, il s’agit de se poser les bonnes questions, d’optimiser les dépenses, sans jamais nuire au confort des festivaliers ou à l’accueil des artistes. Les cachets de ces derniers sont, eux aussi, en train d’exploser. À l’arrivée, cela affecte également notre budget global. »

Un cercle vicieux

Du côté des prestataires techniques, l’augmentation des cachets artistiques fait également grincer des dents. « De notre point de vue, cela semble inconcevable qu’un festival débourse 300.000 euros pour une tête d’affiche, alors qu’il prévoit une enveloppe de 3.500 euros pour une équipe de sonorisation, soulève Luc Meessen. Les cachets des artistes augmentent mais pas les salaires des personnes qui mettent tout en œuvre pour que les concerts se déroulent dans de bonnes conditions. » Une opinion entendue, mais pas forcément partagée. « J’entends bien le message, assure Damien Dufrasne. Mais on peut aussi pousser ce raisonnement dans l’autre sens. Quand un festival offre un plateau technique de 30.000 euros à un groupe dont le cachet est de 5.000 euros, c’est tout aussi disproportionné… Ce ne sont pas les cachets artistiques qui déterminent le prix de la main d’œuvre ou le salaire des employés », soutient le directeur du Dour Festival.

Il est vrai que ces dix dernières années, les cachets artistiques ont explosé, les artistes envisageant désormais la scène comme un moyen de compenser les pertes générées par l’érosion des ventes de disques physiques. « Aujourd’hui, c’est l’artiste et son entourage qui fixent les cours du marché, détaille Damien Dufrasne. Si un artiste décrète qu’il vaut autant et que des gens acceptent de mettre l’argent demandé sur la table, il aura raison… Alors que, clairement, il ne les vaut peut-être pas. Comme tant d’autres, le marché de la musique répond à la loi de l’offre et de la demande. Et donc, effectivement, le prix d’une tête d’affiche avoisine souvent le demi-million d’euros. Les événements qui refusent de payer un tel montant doivent faire une croix sur les plus grandes vedettes et composer avec des artistes moins coûteux mais aussi moins populaires. » Une manifestation de la taille de Dour se retrouve, quasi automatiquement, embarquée dans un cercle vicieux. « Nous sommes un peu forcés de jouer le jeu, note Damien Dufrasne. Même si, sur le fond, nous sommes opposés à de tels montants. Certains cachets artistiques sont clairement disproportionnés mais cela ne justifie certainement pas d’augmenter les salaires n’importe comment. J’aimerais bien dire qu’on n’augmente rien. Mais c’est impossible. Comme toutes nos dépenses partent vers le haut, nous sommes obligés de compenser par ailleurs. C’est une question de survie économique. Le problème, c’est que si tous les festivals augmentent leurs prix pour s’adapter à la conjoncture, la concurrence risque de devenir de plus en plus rude. À l’avenir, les gens devront certainement choisir un événement plutôt qu’un autre. Financièrement, je ne vois pas comment il est possible d’enchaîner quatre ou cinq festivals sur l’été… »