L’intégrale de la musique

Quinze ans après la création de Spotify et Deezer, le streaming a imposé un nouveau modèle de distribution et d’écoute de la musique. Aujourd’hui, la transition numérique est assurée, l’industrie du disque est sauvée, mais le streaming est en évolution perpétuelle. Où nous mène-t-il ?

L’offre culturelle numérique a-t-elle atteint un plafond de verre ? À voir les chiffres de Netflix, géant de la VOD (vidéo à la demande) qui subit de plein fouet la concurrence et, pour la première fois, commence à perdre des abonnés, la question se pose. Mais, les plateformes musicales sont dans un environnement différent. Elles sont moins à couteaux tirés sur les contenus – du point de vue des catalogues, toutes les plateformes musicales se valent – et le nombre d’abonnements devraient continuer à augmenter. Mais à quelles conditions ?
 

« Le marché du streaming au niveau mondial n’est pas encore mature partout. »
Sophian Fanen – journaliste
 

Les derniers chiffres de Spotify, leader incontesté du secteur, sont plutôt encourageants. Avec 433 millions d’utilisateurs dont 188 millions d’abonnés, c’est une hausse de 14% en un an. Certes, la vitesse de croissance ralentit, mais la courbe est solide. Certes aussi, Spotify n’est toujours pas bénéficiaire, l’entreprise suédoise ayant même subi des pertes nettes de 125 millions d’euros au deuxième trimestre 2022 par rapport à l’année précédente, mais elle vise tout de même le milliard d’utilisateurs d’ici à 2030.

« C’est une stratégie commerciale de la part de Spotify de jouer les gens pauvres, dit Sophian Fanen, journaliste spécialisé pour le média Les Jours et auteur du livre Boulevard du stream (Castor Astral, 2017). En vérité, Spotify gagne beaucoup d’argent et pourrait être à l’équilibre dans plusieurs marchés, mais l’entreprise suédoise a une stratégie de développement. Le marché du streaming au niveau mondial n’est pas encore mature partout. Il l’est en Scandinavie, dans quelques pays européens et on y arrive aux États-Unis. Mais il reste toute l’Asie, l’Amérique du sud, le Moyen-Orient, l’Afrique, c’est un marché gigantesque. C’est une course à l’armement. Et Spotify investit énormément pour conquérir ces marchés ».

En clair, le streaming musical est dans la place, mais pas encore tout à fait partout. Le secteur est en évolution constante et les acteurs (Spotify, mais aussi Deezer, Amazon, Apple Music, YouTube, Qobuz, Pandora…) sont nombreux. Chacun place ses pions pour continuer d’exister. D’autant que d’autres arrivent. Une tendance de cet hiver semble pourtant difficilement évitable : les prix de l’abonnement vont augmenter. Deezer et Apple Music sont déjà passés à 10,99 euros l’abonnement. Spotify et les autres pourraient suivre rapidement – une offre “platinum” avec son Hi-Fi à 19,90 euros est à l’étude chez Spotify. Surtout, les plateformes risquent aussi de diversifier leur offre.

Podcasts et livres audio

« Le streaming est un modèle d’un genre nouveau, qui n’est ni la radio, ni le CD », nous expliquait il y a un an Bruno Crolot, directeur de Spotify France et Benelux. Un modèle qui se positionne quelque part entre ces deux pôles, mais qui a tendance, ces dernières années, à se rapprocher de plus en plus d’une sorte de radio 2.0.

Depuis sa création en 2007, le streaming musical a subi trois phases d’évolution. La première phase, jusqu’en 2015, est de « considérer l’écoute en ligne comme ce qui remplace le CD, c’est la vision des dix premières années du streaming, dit Sophian Fanen. En 2015, il y a un basculement, une éditorialisation. Le mot d’ordre est : “On va vous prendre par la main et vous proposer des choses à écouter”, notamment via les playlists, qui sont le modèle d’écoute le plus populaire. Et ça, fondamentalement, ça s’appelle la radio ». En 2020, cette évolution est un peu plus appuyée encore avec le parti pris des podcasts.

On l’a vu il y a un an avec l’affaire Neil Young (qui a retiré son catalogue de Spotify en raison du podcast controversé, mais très populaire de Joe Rogan), Spotify (tout comme Deezer) a décidé de miser un maximum sur les podcasts : « C’est une stratégie commerciale qui permet à Spotify de s’éloigner de sa dépendance qui était totale envers la musique, explique Sophian Fanen. C’est un moyen d’aller chercher des nouveaux abonnés parmi le très grand public, qui est moins intéressé par la musique, mais aussi de nouveaux annonceurs. Et puis c’est une façon de s’éloigner de sa dépendance envers les majors du disque et plus encore envers les artistes qui ne cessent de se plaindre sur la question des revenus, etc. Donc, pour caricaturer, on pourrait dire que Spotify préfère les podcasts aux artistes ».

Pour le journaliste, il y a dès le départ, un malentendu avec le streaming musical : « Il faut bien comprendre une chose, Spotify n’est pas une entreprise musicale. C’est une entreprise de la tech qui est cotée en Bourse. Il se fait que c’est avec la musique que son business s’est développé, mais aujourd’hui, il s’agit d’une plateforme de contenus audio – et donc, pas uniquement musicale ». En plus des podcasts, Spotify mise désormais sur les livres audio. C’est cette stratégie qui s’éloigne de la musique qui lui permettra, espère-t-elle, d’atteindre un milliard d’utilisateurs.

Live stream

Si Spotify suit la piste audio/radio, ses concurrents qui ont déjà un pied dans la VOD (à savoir Amazon, Apple Music et YouTube) suivent une autre piste, celle des “live streams, soit les concerts retransmis en direct sur les plateformes vidéo. Jugés comme la nouvelle poule aux œufs d’or par certains, les “live streams et autres concerts virtuels ont profité de la pandémie de Covid pour se développer à grande vitesse. Et contre toute attente, ça marche !

Plusieurs pop stars ont déjà eu recours au “live streamde masse, soit un concert retransmis dans le monde entier tant au cinéma que sur une plateforme. Harry Styles et Billie Eilish sur Apple Music Live, Coldplay sur YouTube et dans les salles de cinéma, Kanye West, Megan Thee Stallion ou Kendrick Lamar sur Amazon. Des offres destinées à se multiplier, surtout chez les stars qui peuvent de la sorte atteindre des millions de fans en un seul concert (et diversifier leurs sources de revenus…). D’autant que le métavers n’est pas loin. On se souvient de la “performance” de Travis Scott dans le jeu vidéo Fortnite. C’est une tendance réelle, qui s’accentue avec l’augmentation du coût des tournées et du prix des tickets. Les concerts passent au virtuel et les plateformes comptent bien en profiter.

Décidément, le streaming, à peine adoubé, n’est déjà plus ce qu’il était. Et encore, pour d’aucuns, les Spotify, Deezer ou Apple Music, c’est “le streaming pour les vieux”. Il y a une plateforme qui prend de plus en plus de place : TikTok. Depuis deux ans, qu’on le veuille ou non, c’est là que se créent les tubes et où sont découverts les artistes. Et l’appli chinoise n’en est qu’à son coup d’essai. Avec SoundOn, plateforme de distribution et de promotion de la musique pour aider les jeunes musiciens à trouver leur public, elle s’installe un peu plus dans le paysage musical. La prochaine étape semble toute tracée : une plateforme de streaming pour concurrencer Spotify. À suivre…

Et le mélomane dans tout ça ?

On le voit, le streaming est en évolution permanente. Une évolution qui n’est pas forcément pour plaire aux nostalgiques de la fouille des bacs à disques. Dans cet environnement virtuel, comment faire pour découvrir des pépites inconnues des algorithmes, être à nouveau pris de court par un son, flasher sur une pochette de disque ? Pour le mélomane, le meilleur plan est Bandcamp, plateforme à mi-chemin entre le défunt MySpace et le disquaire du coin. Pas de stars en concert virtuel, pas de podcast, mais une homepage qui invite à la découverte – et à l’achat. Ici, l’écoute en ligne n’est pas une fin en soi, c’est un portail (gratuit) vers un univers musical plus varié. C’est là où s’est réfugié “l’underground”.