L’intégrale de la musique

En un demi-siècle d’existence, Musique en Wallonie a exhumé d'innombrables œuvres inédites du patrimoine musical wallon et bruxellois. Du Moyen Âge au 20e siècle, de Dufay et Ockeghem à Lekeu et Souris, ce sont près de 200 pépites que ce label hors des modes affiche à son catalogue. Retour sur cette aventure d’exception en compagnie de Jean-Pierre Smyers, son président.

C’est ce que l’on appelle un effet collatéral, mais celui-là fut particulièrement heureux. La réforme constitutionnelle de 1971, et notamment l’article 59 instituant les communautés en leur donnant l’autonomie culturelle, aura boosté bien des énergies. Si, au sud du pays, l’une des initiatives les plus visibles est la création du Festival de Wallonie, à Liège c’est un mélomane qui se sent pousser des ailes. « Le label Musique en Wallonie, rappelle Jean-Pierre Smyers, son actuel président, est en effet né à ce moment à l’initiative du notaire Albert Jeghers. Il avait à ses côtés son ami l’abbé Carl De Nys, musicologue de renom. Leur idée de départ était de valoriser en l’enregistrant le patrimoine musical liégeois. Mais le catalogue s’est rapidement ouvert à tout le territoire de l’actuelle Fédération Wallonie-Bruxelles. »

Qu’est-ce qui a permis d’asseoir très vite la réputation du label ?
La compétence – et le carnet d’adresses ! – de l’abbé De Nys. Pour financer ses projets, Musique en Wallonie a commencé par nouer des partenariats avec d’autres firmes, telles que Koch-Schwann, Pavane et Valois. Il y a même eu Philips pour un enregistrement de Lekeu, Ysaÿe et Vieuxtemps par Arthur Grumiaux avec Dinorah Varsi. 

D’autres faits d’armes au palmarès des débuts ? 
Nous avons été parmi les premiers à collaborer avec l’Ensemble Huelgas de Paul Van Nevel, avec qui nous avons gravé une intégrale du compositeur médiéval Ciconia. Mais nous avons aussi à notre tableau un disque Roland de Lassus pour lequel nous avions réuni à leurs débuts Jordi Savall et Philippe Herreweghe. C’était la grande époque de la redécouverte de la musique ancienne. Musique en Wallonie est née au bon moment…

Et au bon endroit, la région liégeoise a toujours été un creuset musical… 
Elle l’était vraiment à l’époque, avec notamment l’influent organiste Hubert Schoonbroodt. Il a d’ailleurs gravé notre premier LP, en dirigeant la musique de Lambert Chaumont. Et puis Liège était riche de deux courants, celui de la musique contemporaine avec Henri Pousseur au Conservatoire et celui de la musique ancienne avec Jérôme Lejeune. Sans oublier la présence de l’Opéra, de la Salle Philharmonique et de l’Orchestre Symphonique – devenu l’Orchestre Philharmonique de Liège du temps de Pierre Bartholomée en 1983 –, avec lequel nous avons beaucoup enregistré. Un autre facteur a été de pouvoir compter sur un ingénieur du son exceptionnel, André Charlin, qui avait développé des techniques offrant des captations de très grande qualité. 

Votre originalité, aujourd’hui, c’est d’avoir un conseil d’administration composé surtout de musicologues…
À partir de 1991, le professeur Philippe Vendrix (ULg), qui a dirigé le Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours, a en effet rejoint l’équipe. Musique en Wallonie s’est alors mise à développer des partenariats avec les musicologues de nos universités et de nos conservatoires francophones. Ces experts nous proposent les compositeur·trice·s qu’ils redécouvrent lors de leurs recherches. Cela explique la richesse des livrets de nos CD. Nous avons la même obsession de qualité pour le choix des interprètes. Une de nos séries emblématiques est celle des 5 CD consacrés à Roland de Lassus. Ce Montois célèbre de la Renaissance franco-flamande a énormément voyagé. Chaque CD a été interprété par un ensemble différent – français, allemand, néerlandais, italien et belge –, en correspondance avec les pays qui ont accueilli Lassus au long de sa vie. 

En fait, votre démarche s’inscrit à contre-courant d’un label commercial…
Totalement. Il est évident que la plupart des labels réfléchissent en termes de ventes, avec des répertoires grand public ou des programmes sur mesure pour une star. Nos choix, eux, sont dictés par la préservation et la diffusion du patrimoine. Nous avons été ainsi le premier label à relancer l’intérêt pour ce géant du violon que fut Eugène Ysaÿe, que l’on avait un peu oublié en tant que compositeur. Les cinq disques que nous publions cette année pour nos 50 ans témoignent de cette même philosophie. Je prends pour exemple le CD du ténor Reinoud Van Mechelen et du pianiste Antony Romaniuk, avec des mélodies et des Lieder d’Eduard Lassen. Ce Bruxellois d’origine danoise s’était installé à Weimar, où il mourut en 1904. Sa célébrité lui valut une rue à son nom, avant que son existence ne fut effacée par les nazis car il était juif.

Et en matière de diffusion ? 
Les CD physiques sont distribués dans une vingtaine de pays, mais nous sommes aussi présents sur les plateformes digitales. Ce qui ne rapporte quasiment rien, mais c’est capital car notre mission est la diffusion d’un patrimoine. Les relevés des téléchargements confirment que celui-ci est diffusé aux quatre coins du monde !

Est-ce qu’il y a des créneaux qui plaisent davantage ? 
Sans aucun doute. Dès que l’on sort un disque de luth, tous les luthistes de la planète se ruent dessus. On a le même phénomène avec l’orgue. Autre succès assuré, la musique du 15e siècle, particulièrement aux États-Unis, où nous avons développé un partenariat avec l’ensemble Cut Circle de Jesse Rodin. On a aussi parfois de curieuses surprises. On se demandait pourquoi notre disque de danse Musique au temps du Prince de Ligne avait été rapidement épuisé. En fait, ces contredanses du 18e siècle proposent quasiment les mêmes rythmes et figures que la square dance. Ce sont ses adeptes qui ont fait du CD un répertoire alternatif…

Des projets ? 
Nombreux ! Nous allons exploiter des sources rares – 78 tours, bandes radio… – pour retrouver de grands interprètes wallons et bruxellois, de la fin du 19e siècle à 1950. Un travail de restauration soigné nous a permis de dénicher déjà douze chanteuses et chanteurs qui furent des gloires de leur temps. Nous voudrions aussi accroître notre catalogue des femmes compositrices, beaucoup trop restreint. Et puis, dans l’immédiat, nous sommes en train de peaufiner un double CD sur Alfred Dubois, qui fut le professeur d’Arthur Grumiaux, et dont il existe des enregistrements fabuleux. Quand on se plonge dans notre passé musical, les découvertes sont infinies… 

Un article issu du magazine Larsen°46 - janvier / février 2022

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