L’intégrale de la musique

La crise du coronavirus aura révélé bien des choses. Notamment celle-ci : les boîtes de nuit ne sont pas considérées comme des lieux culturels. Techniquement, ce sont des bars de nuit ou des débits de boisson, bref de l’Horeca. Juridiquement, ce sont des entreprises commerciales à but lucratif. Rien à voir avec la culture. Certes, pour bien des discothèques, le concept se résume à passer du Claude François pour faire danser les gens (oui, on exagère, mais vous voyez l’idée…). Mais pour d’autres qui ont offert l’asile à la house ou à la techno, la question se pose franchement.

« Le secteur de la nuit est un secteur hybride, explique Lorenzo Serra, co-organisateur du Listen Festival et coordinateur de la Fédération Brussels by Night qui représente les acteurs de la “nuit bruxelloise”. D’un côté, il y a des institutions purement commerciales qui vivent sur le bar, de l’autre, il y a des institutions culturelles qui font de la programmation. C’est le cas de clubs techno comme le Fuse, le C12, le Zodiak ou dans un autre genre de Madame Moustache. Comment peut-on considérer aujourd’hui que le Botanique ou l’AB soient des institutions culturelles reconnues et pas le Fuse? »

De fait, à y regarder de plus près, qu’est-ce que le Fuse sinon le temple belge de la techno, et ce depuis près de trente ans. Côté programmation, le Fuse a fait le boulot tout autant qu’une Ancienne Belgique ou un Botanique. Y sont venus jouer, tenez-vous bien, Daft Punk (en 95, avant tout le monde), Laurent Garnier, Richie Hawtin, Autechre, Aphex Twin, Björk, Justice, Soulwax ou encore Christian Löffler, producteur electro allemand qui, tout récemment, réinterprétait Beethoven à Bozar – deux institutions culturelles s’il en est.

Club Culture

La question qui se pose est la suivante : le clubbing est-il une culture ? Depuis trente ans, les clubbers, DJ et organisateurs de soirées se battent pour faire reconnaître leur musique. C’est à Berlin, capitale mondiale de la techno, que le combat est mené tambour battant. La Club Commission (qui représente tous les clubs de la ville) a défini la Club Culture selon quatre pôles : architectural, musical, social et économique.

Lutz Leichsenring, porte-parole de la Club Commission, nous expliquait cela avant la pandémie : « À Berlin, les clubs sont toujours considérés comme des endroits de divertissement et d’amusement sur la base d’une loi de 1958, au même titre que les bordels. Pourtant, on a démontré que le clubbing est une vraie culture sur laquelle la ville capitalise. Les clubs font partie intégrante de l’esthétique de la ville, au niveau architectural et musical : ils offrent un lieu sûr où chacun peut être qui il veut – qu’il soit gay, transgenre ou banquier, il n’y a aucun jugement, en club, on est tous égaux. Et enfin, ils ont un apport économique qui est loin d’être négligeable ». Avant la pandémie, le tourisme de la nuit attiré par les clubs et la scène techno rapportait 1,5 milliard d’euros par an à la ville…

En Allemagne, la pandémie a fait avancer les choses : les clubs ont été reconnus comme des lieux culturels. La techno et la house sont bien de la musique et les DJ sets en clubs acceptés comme des concerts à part entière. Le résultat est avant tout… un apport fiscal pour les clubs avec une TVA qui passe de 19 à 7%. La condition étant que la musique représente le but réel de l’événement.

Brulin

Et en Belgique ? Les discussions sont en cours, notamment grâce à la Fédération Brussels by Night, versant bruxellois de la Club Commission berlinoise, mais qui représente aussi les autres acteurs de la nuit. « Cela signifie que nous avons désormais une voix centralisée qui communique avec les instances de pouvoir au niveau local et fédéral, dit Steven Van Belle, directeur du Fuse. C’est un grand pas en avant ».

Concrètement, de quoi parlons-nous ? À l’heure actuelle, le Fuse, pour prendre cet exemple, est une société à responsabilité limitée. C’est-à-dire qu’elle ne reçoit aucun subside structurel (hors Covid), mais des aides de la ville et de visit.brussels pour certains événements. De manière générale, « on finance tout nous-mêmes. Ça a des bons et des mauvais côtés, dit Steven Van Belle. D’un côté, on est libre, on ne doit pas justifier notre programmation et notre manière de travailler devant un partenaire extérieur. D’un autre côté, on doit pouvoir payer les factures à la fin du mois, donc on prend moins de risques financiers. Mais on aime ce côté DIY. Et à vrai dire, les choses ne sont pas aussi claires… ».

Nous sommes en Belgique, n’est-ce pas. Ainsi, « la TVA est à 6% sur les tickets comme pour les autres lieux culturels. J’en conclus qu’on est dans une approche très belge : on n’est pas considérés comme un lieu culturel, sauf sur certains aspects ».

Que demande le Fuse ? Le principal apport du statut de lieu culturel, c’est la protection du lieu. « Tous les clubs ont des problèmes avec le voisinage et la question du bruit, poursuit Steven Van Belle. C’est le problème classique de la gentrification. À l’heure actuelle, c’est notre responsabilité d’aller parler aux voisins et de faire les travaux d’insonorisation. Or, si on était un lieu culturel, le principe d’antériorité s’appliquerait : ce serait aux personnes qui viennent s’installer à côté du club de faire le nécessaire pour rendre leur bâtiment insonorisé. Ce serait aussi sympa de recevoir un budget pour travailler cela de notre côté. Mais là, on paye tout nous-mêmes… »

Autechre ou Claude François ?

Voilà l’idée. Mais une autre question se pose. Tous les clubs se valent-ils ? DJ Pierre, ancien résident au Fuse : « Il y a différentes démarches selon les clubs. Si tu fais venir Charlotte Dewitte pour faire un maximum de fric, est-ce que tu fais avancer la culture ? A contrario, si tu bookes de petits artistes, tu donnes de la visibilité à des gens qui n’en auraient pas, mais tu as du mal à en vivre. À ce moment, tu mérites peut-être des subventions culturelles. Il y a une vraie discussion à avoir ».

Le débat a également lieu en France : qu’est-ce qui doit entrer dans le cercle “Culture” et qu’est-ce qui doit rester en-dehors ? Pour Laurent Garnier, « il faut inclure tout le monde, même la discothèque qui ne fait que passer du Claude François. Après tout, même le kebab de merde au bord de la plage est considéré comme un restaurant, non ? ».

De son côté, l’Allemagne a tranché : sont éligibles pour une baisse de la fiscalité les clubs « qui ont un profil artistique reconnu, une programmation régulière, des standards musicaux esthétiques et un concept spatial ». Tels sont les critères qui différencient le club du bar de nuit. Critères qui reprennent plus ou moins les quatre pôles avancés par la Club Commission faisant la Club Culture.

En s’appuyant là-dessus, on peut considérer que les clubs qui font de la programmation musicale, comme le C12, le Zodiak ou le Fuse, notamment, peuvent être vus comme des lieux culturels comme les autres. D’ailleurs, avance DJ Pierre : « Pendant la pandémie, le Fuse a fait son exposition. C’était la seule chose que le club pouvait faire, s’appuyer sur son histoire. Il y a eu des milliers d’entrées. Ça lui a permis de garder la tête hors de l’eau et je pense que ça a permis de considérer le club comme un véritable lieu culturel. Après, quand tu viens de l’underground, est-ce que tu as vraiment envie de faire partie de la culture institutionnelle ? » C’est un autre pavé lancé dans la mare…

Pour Steven Van Belle, ce débat sur la reconnaissance des clubs comme lieux culturels renvoie à une autre question plus centrale : « L’effet majeur qu’une telle reconnaissance aurait, c’est l’officialisation de ce qu’on sait déjà : la techno, la house, l’électro sont de la musique au même titre que toutes les autres ». Sur ce point, il se veut optimiste : « Depuis peu, les DJ en Flandre sont considérés comme des artistes. Les choses avancent ».

Un article issu du magazine Larsen 48 - mai / juin 2022