L’intégrale de la musique

What’s up, doc ? Pas top ! Fragilisée par les confinements, semi-déconfinements et remise en route pied au plancher, la population artistique donne des signes de fatigue, d’anxiété ou de dépression.

Quoi de neuf, docteur ? D’un peu partout dans les milieux artistiques, arrivent des échos selon lesquels ce ne serait pas terrible : anxiété, troubles du sommeil et de l’appétit, douleurs musculaires induites – ah, ce fichu muscle sterno-cléido-mastoïdien et son torticolis ! –, le tableau n’est pas tout rose. La santé mentale des artistes est à ce point fragilisée, en cette période de crise, que l’association INSAART s’est récemment fendue de la « première étude française sur l’impact psychologique des conditions d’exercice de l’ensemble des métiers du spectacle vivant et du divertissement ».

D’accord, la Communauté française n’est pas la France, mais, si proche, il n’y a pas de raison que les problèmes de santé des milieux artistiques ne soient pas semblables. Cette étude a été dirigée par le Dr. Emma Baron, médecin psychiatre, en collaboration avec Sophie Bellet, psychologue clinicienne, deux disciplines complémentaires sur le terrain.

Depuis deux ans, les artistes, et particulièrement ceux impliqués dans les musiques actuelles, n’ont pas la vie facile. Tout a commencé par des annulations en cascade de concerts et de parutions phonographiques, suivies de reports souvent reportés…
Emma Baron: La période Covid a joué un drôle de catalyseur pour des difficultés déjà présentes et qui ressortent, car les artistes sont un peu plus enclins à échanger à ce sujet. À notre époque, les questions de santé mentale sont taboues. Or, les maladies comme la dépression sont de vraies maladies, qui se soignent. Sur des fragilités répétées, elles peuvent prendre de plus en plus de place. D’un autre côté, on sait mieux les soigner, avec des actions sur mesure. À propos du confinement, nous avons des retours sur pas mal de choses qui ne se discutaient pas : le coup d’arrêt puis la reprise sont scrutés de tous les côtés, et les failles sont apparues.

Peut-on considérer qu’a priori, de par leur sensibilité particulière, certains artistes sont plus enclins à développer des troubles psychologiques ?
E.B.: Selon moi, il n’y a pas de fragilités personnelles, mais des caractéristiques du métier, comme les incertitudes liées à l’emploi. Certains font des carrières longues et difficiles, d’autres ont des trajectoires fulgurantes mais courtes. Pour les artistes, les problèmes d’horaires, la fatigue inhérente aux tournées sont des facteurs aggravants sur la santé mentale. De ce fait, l’artiste est plus exposé.
Sophie Bellet : C’est un phénomène plurifactoriel. Il peut y avoir un terrain génétique, une histoire d’enfance, de vie culturelle, un besoin de reconnaissance lié à des difficultés familiales. Un individu peut être pris dans son histoire, son environnement, et exercer un métier fragilisant, dont les conditions d’exercice peuvent être très compliquées. Et le Covid qui vient se greffer là-dessus ! Bien entouré, on va mieux vivre ces moments que si l’on est aux prises de difficultés professionnelles ou en instance de divorce.
E.B.: La vision hypersensible au niveau de l’expression et de la régulation des émotions n’est pas un problème en soi, mais peut fragiliser sur des moments de stress. Quand tout est équilibré, ça va ; les difficultés associées arrivent au point de déséquilibre.

Le bien-être de la création

À ce propos, la pratique artistique est généralement considérée comme équilibrante.
S.B.: La créativité fait partie du bien-être psychologique, on appelle ça la sublimation, “les briseurs de soucis”, comme disait Freud. C’est cultiver son jardin, faire un bon petit plat, aller voir une exposition : tout cela contribue au bien-être, comme la sublimation. Mais quand cette capacité est abîmée, ça peut déraper en pathologie grave.

On rencontre des artistes dont cette période a stimulé l’activité créatrice, d’autres chez qui elle a été étouffée ou mise entre parenthèses. Qu’avez-vous constaté en tant que thérapeutes ?
S.B.: Un musicien m’a dit qu’il était en “vacances sociales”. Quand on est un artiste reconnu, le fait de devoir être en représentation permanente est épuisant. Arrêter la machine infernale peut s’avérer bénéfique pour les artistes.

Pour tout le monde…
S.B.: Oui. Sur la période Covid, il y a eu plusieurs phases et des réactions très différentes. Les “vacances sociales” sont un temps où l’artiste a pu se consacrer pleinement à une activité. Mais, pour certains, l’effet bénéfique du départ s’est mué en manque, en isolement à cause de l’absence de la scène, de relationnel. Chacun a réagi en fonction de sa personnalité et de sa reconnaissance. Cela a pu être une période très douloureuse sur la longueur, avec la répétition des périodes d’arrêt. Pour l’artiste qui se prépare, c’est difficile.

Pour compenser le manque d’activité, pas mal d’artistes qui en sentaient le besoin se sont tournés vers les réseaux sociaux pour diffuser concerts, petit set réalisé à la maison, voire cours de musique, de guitare…
S.B.: Certains ont réussi à utiliser les réseaux sociaux à des fins promotionnelles. Mais la question des réseaux sociaux a aussi été une question artistique. Cela a pu mettre le spectateur en situation de voyeur, et non pas de consommateur d’art. La question du regard de l’autre a exacerbé celle du rapport aux réseaux sociaux. Par exemple, Rodolphe Burger a réussi à faire du live et à recréer un moment de rencontre entre sa créativité et celle du public. Ce que les réseaux sociaux peuvent casser. Rodolphe a réussi ces moments de rencontre à travers un live où il était possible de partager un type de création. L’idée du direct et la mise en place ont fait beaucoup.

Le mirage virtuel

Les réseaux sociaux comme miroir aux alouettes ?
S.B.: À quel moment j’appelle le spectateur voyeur ou consommateur d’art ? C’est une vraie question. Où est l’œuvre d’art à ce moment-là ? En partageant un titre, on peut avoir 50 likes, alors qu’au même moment, quelqu’un qui partage son déjeuner va en avoir 350. Qu’est-ce qu’on suscite chez l’autre à travers le reflet des réseaux sociaux, qui peuvent être une illusion de public ?
E.B.: Ce sont des facteurs aggravants pour tous nos patients, tout le monde est touché. Bien entouré, dans une famille, bien dans son boulot et sa vie, on traverse moins difficilement une pandémie et une guerre.

Justement, face à la pandémie qui touche au quotidien et aux proches, devant des images de guerre ou de l’incendie de Notre-Dame de Paris, qui a dû en frapper plus d’un, quelle est la réaction des artistes ?
E.B.: L’artiste a cette faculté de transformer des choses très compliquées en choses sublimes. Sa sensibilité est sa force et sa fragilité. Il est capable de transformer un grand malheur en chose valorisée. Je pense à un peintre russe qui dessine sur les murs. Ce qu’il fait est effacé chaque jour et, chaque jour, il le refait. Cela l’aide à vivre. La capacité de sublimer va rendre les artistes à même de surmonter plus facilement ces difficultés. La sublimation est une force qui intervient quand quelque chose ne marche plus.

Et lorsque la situation économique se détériore ?
S.B.: Le public va-t-il répondre ? C’est une thématique plus sociologique. Qu’est-ce qu’être un artiste aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’une œuvre raconte dans ce monde ? La musique est devenue une industrie que les problèmes économiques vont toucher. C’est toute la question du sens et de l’œuvre d’art aujourd’hui. Suis-je artiste pour réussir ou parce que j’ai des choses à dire, à partager ? À quel moment vais-je trouver un public ? C’est là qu’un Stromae a été extraordinaire dans sa façon de parler de santé mentale. Comment, d’une question personnelle, il a fait une question universelle, c’est aussi une façon de sublimer.

Stromae entrouvre une porte

En ce sens, avec sa chanson L’enfer, où il évoque des “pensées suicidaires”, Stromae a-t-il brisé un tabou ?
E.B.: Il n’a pas brisé un tabou, ou alors un petit peu. Malgré les artistes faisant leur coming out du point de vue de la santé mentale, il est difficile de libérer la parole. Avec Sophie, on s’était dit qu’un jour, on ferait une télé avec Stromae ! Eh bien, il nous a devancées.

Le flair artistique…
E.B.: Il est en tout cas très important que les artistes communiquent à ce sujet. Le tabou est universel ; le fait que ceux qui font rêver le brisent peut sensibiliser les gens en général.
S.B.: C’est un tabou dans le milieu de la musique, les gens ont du mal avec ça. La question de la santé mentale est corrélée à une forme de faiblesse, quelque chose qu’il faut cacher. Ce n’est pas juste une question de se secouer ou pas. La maladie mentale a encore de gros boulets aux pieds. Alors que c’est une maladie neurologique, cela reste quelque chose d’inavouable.

Lors de vos consultations, constatez-vous une symptomatologie différente ou aggravée ?
S.B.: Ce sont des symptômes de dépression, d’anxiété. Nous ne voyons pas une grosse différence dans la manière dont les symptômes s’expriment. Mais plus de monde est touché, ce que notre étude permet d’objectiver.

Qu’en est-il des consommations de drogue, d’alcool, de tabac, durant cette période ?
S.B.: La consommation d’alcool, de cannabis, de tabac, etc. est plus importante dans le milieu artistique que dans la population en général. Et, concernant l’alcool, la tendance est plus marquée chez les femmes que chez les hommes ! Les drogues, consommées assez largement, continuent à être une béquille. Nous n’avions pas les chiffres avant la pandémie. Quand on regarde en population générale, les études se contredisent, la situation n’est pas très claire.
E.B.: Pour certaines personnes, le fait de se retrouver en vacances sociales et de création a entraîné une réduction des consommations. Tranquille à la maison, ça peut être une pause très bénéfique. Chez d’autres, cela a provoqué une anxiété qui a engendré une augmentation des consommations. Quant à la question des femmes et de l’alcool, on l’a vu sur la période du déconfinement, ce peut être dû au fait que l’alcool est plus présent sur le lieu de travail qu’en population générale.

Le sujet et ses particularités

Face à la maladie, y a-t-il des différences entre artistes d’expression différente : classique, hip-hop, rock, jazz, pop, chanson ? Le fait d’être en solo ou en groupe joue-t-il ?
E.B.: Nous n’avons pas discriminé à ce point. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un facteur protecteur pour un musicien classique par rapport à un artiste pop. Même en solo, on peut être bien entouré, et le groupe peut être porteur, s’il est chouette.
S.B.: Certains ont pu se retrouver pendant le confinement pour travailler à rendre les choses moins difficiles, mais on ne peut pas faire de généralités ni de typologie. C’est le principe même de la santé mentale. Notre boulot est d’être à l’écoute du sujet et de ses particularités. Même quand il s’agit de trouver le bon traitement, c’est tout un travail d’ajustement.

La solution médicamenteuse est-elle acceptée ?
E.B.: Les gens se laissent facilement soigner. La solution médicamenteuse, il faut bien l’amener. Dans le cas d’un état dépressif vite pris en charge, une psychothérapie peut suffire ; si les choses bloquent, on peut aller plus loin. Le plus difficile est d’arriver jusqu’à nous, d’avoir compris qu’on en avait besoin.

Pandémie non éradiquée, crise économique et sociale, guerre, comment voyez-vous l’avenir ?
E.B.: Il va continuer à y avoir du travail. Nous ne sommes qu’au début des répercussions économiques et sociales de cette crise, et la vie continue d’être un peu bizarre. La parole se libère un peu, nous allons devoir continuer à travailler de manière intensive et positive.
S.B.: Je tiens à souligner que nous essayons de dédramatiser tout ça et de casser ce vieux fantasme selon lequel, pour créer, il faut être malheureux. Quand on est trop malheureux, on n’arrive pas à créer. La souffrance ne fait pas partie du boulot.

Un article issu du magazine Larsen 48 - mai / juin 2022

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