L’intégrale de la musique

Le 7 février dernier, le Comité de Concertation des Métiers des Musiques Actuelles (CCMA) sortait une étude intitulée État des lieux socio-économique de la filière des musiques actuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles et analyse du réseau de salles de concerts de moyenne capacité en Wallonie[1]. Ce travail, initié en 2021 en partenariat avec les équipes de recherche du service METICES (ULB) et du SEGEFA (ULiège), est issu de l’analyse d’une enquête quantitative ainsi que d’enquêtes ou interviews qualitatives et de tables rondes menées à travers la Wallonie et à Bruxelles. Que ressort-il de ce premier état des lieux ? Retour sur la mise en œuvre de cette étude et sur ses principaux points d’attention avec les coordinateurs du projet, Ingrid Bezikofer et Loïc Bodson.

Le CCMA a été créé en avril 2020 suite à l’élan de concertation et de solidarité généré par la crise liée au Covid-19. Il s'agit d'un lieu de réflexion nécessaire pour coordonner les réactions face aux enjeux auxquels fait face le secteur des musiques actuelles. Son but ? Apporter une plus grande visibilisation de cette filière ainsi qu'une meilleure prise en compte de ses réalités. C’est le premier espace de concertation entre les fédérations représentant les professions des musiques actuelles en Fédération Wallonie-Bruxelles, à savoir les auteur·e·s, compositeur·trice·s & interprètes (FACIR), les organisateur·trice·s de concerts (Court-Circuit), les bookers et managers (FBMU), les labels indépendants (FLIP et BIMA), les attaché·e·s de presse (UAPI), les technicien·nes et technico-créatif·ve·s (ATPS) et les éditeur·trices/publishers (BMPA).

Loïc Bodson, musicien et organisateur de concert : « Cette envie de partager et de se fédérer s’est accélérée avec le premier confinement et les interdictions d'exercer nos activités. Nous avons échangé des infos sur les fonds d’urgence par exemple et nous avons aussi relayé les réalités de certains métiers à l’arrêt puisque les salles de concerts étaient totalement fermées. Le but était de rassembler les points de vue pour pouvoir faire front et parler d’une seule voix. J’ai été étonné à l’époque, quand l’événementiel a été mis entre parenthèses, car les médias parlaient de 80.000 personnes ou travailleurs concernés. Mais en fait, on n’en sait rien car il n’y a pas de cadastre et de relevé du nombre de travailleurs... Grâce au Fond St’Art et à l’appel à projet "rayonnement Wallonie", nous avons eu l’opportunité de montrer le poids de ce secteur et pas uniquement sur des critères économiques. »

Concrètement les analyses ont porté sur l’année 2019 afin que les résultats ne soient pas faussés par les répercussions du Covid-19. Deux universités nous ont proposé leur aide pour réaliser cette étude.  Les sociologues du service METICES de l’ULB ont enquêté au moyen de questionnaires, sur un échantillon représentatif de ce secteur en Fédération Wallonie-Bruxelles, dans les différentes fédérations mais aussi en dehors. Et parallèlement, le département de géographie de l’ULiège, le SEGEFA, a mis à plat le réseau des salles et des infrastructures présentes en termes d’influence et de concurrence dans les principales villes de Wallonie et à Bruxelles. Le but était aussi de trouver des pistes pour l’émergence de pratiques communes face aux enjeux actuels. Ce projet entend donc mettre en évidence les contradictions entre ce secteur porteur de richesses et une base de travailleurs et travailleuses qui sont peu ou pas rémunéré·es. Il entend le faire via des recommandations encourageant la revalorisation de ces métiers, leur professionnalisation, la mixité et la sensibilisation du public et des pouvoirs politiques.

« Les principales catégories de recommandations, détaille Ingrid Bezikofer, manageuse et administratrice de Court-Circuit, portent sur les conditions d’emploi, la formation et les aspects liés à la structuration de la filière, pour notamment faciliter les accès à celle-ci. » Mais de quoi parle-t-on précisément quand on parle de "filière" ? « La filière des musiques actuelles, ce sont tous les métiers impliqués dans son fonctionnement, depuis le travail de création jusqu'à l’enregistrement en passant par la promotion, la diffusion live ou radiophonique et tout l'encadrement... Quand on commence à travailler dans ce secteur, on peut obtenir toute une série d’informations auprès des fédérations. Par exemple, si je me lance dans l’organisation de concerts, je peux adhérer à Court-Circuit et être aidé dans mes démarches. Mais on se rend compte que beaucoup de personnes œuvrant dans les musiques actuelles ne le savent pas. »

Les recommandations se basent donc sur des constats précis, comme le précise Loïc Bodson, en pointant le manque de formation des acteurs de la filière : « Trop de projets musicaux s’essoufflent à cause des aspects de gestion pure ou des modalités d’obtention de subsides. C’est un secteur qui repose largement sur le bénévolat. Pour un artiste, le métier de manageur par exemple est crucial pour sa gestion administrative. Et on a souvent entendu « ça n’existe pas » ou bien « on ne sait pas où cela se trouve ». Des formations sont organisées par des fédérations ou des opérateurs mais de manière ponctuelle. Pour Loïc Bodson il serait intéressant de les inclure dans certains cursus d’étude comme cela existe en Flandre (la Hogeschool PXL d’Hasselt forme des musiciens, des techniciens et des managers[2]) : « Il faudrait aussi questionner les universités, les écoles ou les conservatoires pour savoir comment ils apprennent la partie "gestion" de l’activité artistique… Les métiers d’accompagnement ne sont jamais nommés. C’est quoi un booker ou un manager et comment le devient-on ? C’est quoi le statut d’artiste ? Certaines écoles emmènent leurs élèves au cinéma ou au théâtre pour faire connaître ces métiers mais rarement dans une salle de concerts pour voir des artistes en pleine création ou pour présenter le travail du technicien des lights ».

L'étude a été dévoilée publiquement le 15 février à Namur en présence des fédérations du secteur et des deux partenaires METICES et SEGEFA. Cette journée a aussi permis un partage d’expérience avec des représentants de certaines régions françaises qui ont déjà expérimenté des "contrats de filières" depuis 2018. « C’est une première étape, souligne Ingrid Bezikofer, dans le renforcement de la filière des musiques actuelles. Cela aboutira, on l’espère, à un contrat de filière où l’on mettra autour de la table toutes les parties prenantes c’est-à-dire les politiques et les fédérations,  comme en France. Nous sommes aussi allés consulter d’autres études et d’autres statistiques, afin de savoir ce que rapporte un euro injecté dans la culture, par exemple pour un festival en Belgique mais aussi à l’étranger. Il y a une vraie dynamique dans ce secteur. Nous ne sommes pas sous "perfusion", nous avons un marché important ici, comme dans d’autres pays. » Pour les deux coordinateurs, il est donc crucial que cet état des lieux soit diffusé largement, auprès des écoles ou des fédérations du secteur où il y a encore énormément de travail d'information à apporter, auprès des différents ministères, de la culture mais aussi de l’économie et de l’enseignement, et évidemment, vers le grand public ! « Il y a une offre de qualité mais il y a des lieux où on peine à amener du public. Ce travail met au jour l’envers du décor… Payer une place de concert, cela permet de faire vivre des gens et cela peut parfois être un acte politique. Les médias sont aussi concernés par ces questions de diffusion et de quotas d’artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Essayons d’ouvrir de vrais cercles de concertations et de discussions », conclut Ingrid Bezikofer.

Cette étude, dont les rapports sont à découvrir sur le site du CCMA, serait-elle une petite révolution ? En tout cas elle pourrait donner un nouvel élan à ce secteur des musiques actuelles, extrêmement malmené depuis deux ans.

 

[1] Les 3 rapports de cette étude sont consultables sur le site https://www.ccma.be/

[2] Plus d’infos sur https://www.pxlmusic.be/nl/