L’intégrale de la musique

PointCulture, la KBR, le CeBeDem, la Sonuma et La Maison du Jazz sont quelques-uns des acteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles actifs dans la sauvegarde du patrimoine musical. Leur mission est ambitieuse, leurs moyens réduits. Leurs questions quotidiennes sont quant à elles carrément philosophiques. Et Internet n’est pas la solution...

Dans l’occultisme et dans l’univers Marvel Comics (voir Doctor Strange, notamment) existent ce que l’on appelle les Annales Akashiques, c’est-à-dire un espace où « s’inscrivent toutes les paroles, actions et pensées de l’homme, tous les êtres et événements du monde ». Autant dire une bibliothèque exhaustive, une médiathèque où serait conservée la totalité du patrimoine culturel humain... Ce qui tient du pur fantasme intellectuel, vu qu’en réalité de tels lieux n’existent pas et n’existeront sans doute jamais. Bien entendu, on archive, on inventorie et on classifie. C’est carrément le travail essentiel des bibliothèques et des médiathèques, le prêt au public n’étant pas forcément la mission première de tels lieux. On conserve, on sauvegarde. Mais on trie, aussi. Dans les bibliothèques et les médiathèques, il est ainsi notoire que l’on jette et que l’on vend en permanence. Il existe des critères et ceux-ci font généralement que l’on tente de garder les choses rares et considérées comme artistiquement importantes alors que tout ce qui tient davantage du produit de divertissement est souvent perçu comme plus dispensable, quelque chose à la durée de vie nettement plus limitée. Ces critères sont donc totalement arbitraires et il peut en découler de malheureuses erreurs d’appréciation. Ainsi, au nom d’un « dégraissage » des stocks, des pans importants des collections de PointCulture ont dernièrement été soldés, des choses justement rares écoulées dans le public à des prix de brocante de printemps. Scandaleux ? Sans doute. Mais humain aussi, voire même tout simplement inévitable, vu que cette question de tri, de dégraissage, de choix donc, ne se pose pas qu’en temps de crises et se trouve au cœur même de la problématique de l’archivage culturel. C’est un débat surtout éthique, philosophique, et sans doute même sans de possible réponse définitive réellement satisfaisante.

Puisque le modèle parfait des Annales Akashiques est une fiction inatteignable (même YouTube reste loin du compte), il faut en effet continuellement choisir. Ce qui n’est pas simple. Prenons le jazz, par exemple. Le jazz a ceci de particulier, nous explique Jean-Pol Schroeder de la Maison du Jazz de Liège, que basé sur l’improvisation et sur la création dans l’instant, il ne génère que des œuvres uniques. Cent versions du même thème par le même interprète (My Favorite Things par John Coltrane, par exemple) sont différentes et méritent d’être préservées. L’exhaustivité, même si elle constitue évidem-ment un objectif inatteignable, est donc bien l’option choisie. Une option qui exige donc forcément du temps, des fonds, des ressources humaines mais aussi des réseaux, des lieux de stockages et surtout, des connaissances historiques et musicologiques. D’ailleurs, selon Jean-Pol Schroeder, il est grand temps que se développe une conscience culturelle. Au vu des coupes budgétaires frappant prioritairement la culture, ce n’est pas gagné. Et pourtant, un monde sans culture, un monde sans patrimoine est un monde condamné à se dissoudre puis à disparaître. C’est donc bien d’une urgence qu’il s’agit, en termes de jazz comme dans les autres domaines liés à la culture. D’autant que le jazz n’est pas qu’une expression musicale : le jazz, musique d’esclaves et de révoltes est aussi une vision du monde, une série de paradigmes pouvant être transposés dans la sphère socio-politique ou dans la réflexion philosophique. Et jusqu’il y a peu, la préservation du patrimoine jazz ne semblait pas préoccuper grand monde, à commencer par les services publics.

Sur le site de la « section de la Musique » de la KBR (Bibliothèque Royale), reconnue comme étant le premier centre scientifi que du pays pour la conservation de documents musicaux (disques, partitions mais aussi affiches, photos, correspondances, etc.), le jazz est toutefois plutôt bien représenté, notamment via de nombreux « fonds », c’est-à-dire des collections privées gérées par la KBR ou rachetées à des personnalités. Un exemple : le fonds Marc Danval, du nom du trublion bien connu des auditeurs de La Troisième Oreille, l’émission culte de la RTBF (et des blagues de Fred Jannin !). En 2010, 12.000 disques, 800 ouvrages, 3.000 photos et 500 affiches ont été achetées à Marc Danval par la KBR ; ce qui, selon cette dernière, lui a permis d’ouvrir les collections musicales de l’institution aux répertoires « non classiques », jusqu’ici peu représentés.

Si le jazz ne préoccupe éventuellement pas beaucoup les services publics, au moins est-il souvent considéré comme une musique sérieuse et digne d’intérêt scientifique. Tout comme le classique. Entrez en revanche « Soulwax » et « Roméo Elvis » dans le moteur de recherches de la base de données de la section musique de la KBR, il n’en sortira rien. Bien entendu, on trouve de la pop dans de nombreuses médiathèques mais celle-ci est plutôt destinée à être prêtée, pas sauvegardée dans un but d’étude patrimoniale. On en revient à cette notion de différence très subjective entre des choses qui auraient plus de valeur artistique et sociale que les produits à durée de vie limitée mis sur le marché par les industries culturelles. À cette notion de choix... Bien entendu, a priori, ce n’est pas le job de la KBR de sauvegarder des traces de l’existence de Soulwax et de Roméo Elvis. Pas plus que ce n’est vraiment celui de la Sonuma (archives audio-visuelles) ou du CeBeDem (le Centre Belge de Documentation Musicale, dépendant depuis 2015 du Conservatoire royal de Bruxelles, lui aussi axé sur les répertoires classiques). Mais est-ce que la pop ne serait justement pas un peu déconsidérée parce qu’elle déborde littéralement d’Internet, qu’elle semble ultra-disponible et n’a donc a priori aucun besoin d’être prise en charge par une institution s’occupant de la sauvegarde du patrimoine culturel ? Surtout qu’il n’y a notoirement pas d’argent dans les caisses des différents niveaux de pouvoir pour subsidier de telles démarches forcément non rentables...

Bien entendu, tout ne se trouve pas sur Internet. Tout n’a pas été numérisé. On peut certes retrouver en quelques clics seulement des choses rares mais il faut savoir où les chercher et les trouver n’est pas toujours légal. Ce sera aussi le plus souvent dégotté brut, pas forcément bien encodé, décontextualisé, et même régulièrement accompagné d’informations er-ronées. Éparpillé, aussi. Or, si on veut un jour atteindre un réel équivalent technologique des Annales Akashiques, il va bien falloir centraliser. La question fondamentale n’est donc pas de savoir s’il faut tout digitaliser, ce qui est surtout d’ordre technique et plutôt secondaire. La belle idée utopique serait plutôt que le patrimoine cesse d’être éparpillé, non seulement entre pays aux législations fort différentes sur le droit d’auteur, mais aussi entre institutions, asbl plus ou moins sérieuses et collections privées à niveau plus local. Selon Jean-Paul Schroeder, cet idéal serait une collaboration accrue entre tous les acteurs intéressés par la sauvegarde du patrimoine : sur le plan national ou régional mais aussi sur le plan européen, voire mondial, mettre en réseau toutes ces collections, toutes ces bases de données, qu’il s’agisse d’initiatives publiques ou privées. Tout en maintenant le pouvoir décisionnel aux spécialistes des différents domaines culturels. En ce qui concerne la mise à disposition sur le web, cela supposerait évidemment une réévaluation de la politique des droits d’auteurs et des droits assimilés. Et là encore, il y a du pain sur la planche. Autant dire que cela tient là aussi du fantasme. Dommage...

Un article issu du magazine Larsen°36 - janvier / février 2020