L’intégrale de la musique

Dans un contexte sanitaire particulièrement délétère pour le secteur musical, de nombreux artistes se réinventent à l’écart de la scène en composant les bandes originales de fictions digitales. Au plus près d’un monde replié derrière ses écrans, ces productions audiovisuelles infiltrent désormais le web et les réseaux sociaux. Ces séries des temps modernes offrent une bulle d’air financière aux forces créatives de la scène locale. Suffisant pour sortir la tête de l’eau ? Pour répondre à cette question, Larsen s’est immergé au cœur du sujet.

Dans le milieu du cinéma, un débat récent remet en cause l’usage du terme “websérie”, indique le réalisateur Martin Landmeters. Associé à Caroline Taillet, ce dernier travaille actuellement sur la troisième saison de La Théorie du Y, une websérie sur la bisexualité primée dans de nombreux festivals internationaux. « L’appellation peut sembler désuète, poursuit-il. Car, de nos jours, une série passe aussi bien en télé que sur le web. Dès lors, certains parlent de “séries en format court”, d’autres de “fictions digitales”. Dans les faits, on s’accorde sur le mot websérie. C’est plus clair : tout le monde voit de quoi on parle. » Derrière ces remises en question identitaire, il y a surtout une réalité financière. « À l’origine, c’est un vocable un peu cool pour parler des séries à petits budgets qui ne trouvent pas de producteurs et qui, par la force des choses, se rabattent vers YouTube ou d’autres canaux digitaux. Désormais, les chaînes de télé et les plateformes de vidéo à la demande se sont emparées du phénomène pour le faire évoluer… » Au cœur de cette évolution, La Théorie du Y doit son existence à un appel à projets lancé par la RTBF. Financée par le service public, la websérie se distingue par son récit… et une bande-son réussie. « À la base, il n’y a pas de cadre légal qui nous impose de travailler avec des musiciens locaux, souligne Martin Landmeters. Quand nous avons remporté l’appel à projets, nous avons eu accès à tout le catalogue musical de la RTBF. C’était une aubaine. Nous avons pioché du Robyn ou du Arcade Fire et, sans le savoir, nous sommes tombés dans un piège… Parce que les droits d’exploitation ne concernaient que le territoire belge. Si un opérateur étranger souhaitait diffuser notre série, il devait d’abord racheter tous les droits des musiques utilisées… » Ce fâcheux épisode amène l’équipe à revoir sa copie. À l’heure d’attaquer la deuxième saison, le réalisateur se tourne vers Maxime Lhussier, cheville ouvrière du groupe Pale Grey. « Au début, l’idée était d’enregistrer des compos originales », retrace celui-ci. Finalement, la formation liégeoise opte pour une autre solution. « Nous avons mis toutes nos maquettes et quelques morceaux inédits à disposition de la production. C’était une question de temps et d’argent. Louer un studio et travailler ensemble sur de nouveaux titres n’était pas jouable. Pour honorer ce genre de commande, mieux vaut être autonome. »

Un job concret

Dans le genre autonome et multifonctions, Benoît Do Quang se pose là. À la fois musicien, producteur, photographe et réalisateur, le garçon s’est fait un nom en produisant le clip de Bruxelles arrive, ainsi que d’autres vidéos pour les rappeurs de la scène bruxelloise. En parallèle, il s’est illustré derrière la caméra de +32, une série taillée sur mesure pour Instagram. « Chaque épisode fait moins de quatre minutes », explique-t-il. À travers des portraits et quelques récits bouleversants, +32 met l’accent sur le phénomène migratoire en Belgique. « Au départ, j’imaginais composer la B.O. moi-même. Mais entre les journées de repérage, le tournage et la post-production, mon budget avait fondu comme neige au soleil. Alors, j’ai pris des sons sur Artlist, une banque de données avec des musiques libres de droits pour la création audiovisuelle. Cette solution était facile, économique et plus rapide : composer la musique d’une websérie est vraiment chronophage. » Le pianiste Leo Nocta peut en témoigner. « Je viens d’écrire 90 minutes de musique pour une websérie qui sortira prochainement », dit-il. Déjà aperçu aux côtés de Delta, Henri PFR, Mustii ou Loïc Nottet, l’artiste offre un autre visage en solitaire. Influencé par la sphère classique, son travail se rapproche en effet des orchestrations de Jóhann Jóhannsson, Nils Frahm, Lubomyr Melnyk ou Michael Nyman. « Au début, je pensais honorer cette commande en un mois. Finalement, cela m’a demandé près de trois mois de boulot. Avant de satisfaire les envies d’un réalisateur, il faut parfois retravailler cinq fois une même compo. Partant de là, ça paraît illusoire de vivre uniquement en composant de la musique pour les webséries en Belgique. C’est plutôt un complément de revenus. » En cette période extrêmement compliquée pour tout le secteur musical, Maxime Lhussier insiste aussi sur un aspect non chiffré : « Au-delà du côté financier, ce travail constitue une bulle d’air. Comme mon boulot est tombé en ruine pendant le confinement, je me suis raccroché à ce job sur la B.O. d’une websérie. C’était rassurant de pouvoir, enfin, bosser sur quelque chose de concret et durable. »

Relance du secteur

En Fédération Wallonie-Bruxelles, le destin des webséries tient d’abord aux apports du service public. « En dehors des aides à la production mises en place par la RTBF, il n’y a pas grand-chose, reconnaît Martin Landmeters. C’est compliqué de trouver du financement. Après, il est toujours possible d’autoproduire une websérie via une campagne de crowdfunding. Mais là, inutile d’espérer un budget prévisionnel pour la bande-son… » Pour concevoir une websérie, beaucoup se tournent donc aujourd’hui vers les appels à projets de #RESTART, un plan imaginé par la RTBF en vue de relancer les activités d’un monde culturel paralysé depuis des mois. « Même si cette initiative est constructive, il ne faut pas se leurrer, tempère Benoît Do Quang. Le monde du cinéma n’est pas épargné par la crise. Ce marché n’est pas beaucoup plus florissant que l’industrie musicale. De plus, il n’est pas évident de se faire une place dans le milieu des B.O. si on n’a pas les contacts… » Pour ça, « le mieux est de faire parvenir des démos aux maisons de production, scénaristes et réalisateurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles », conseille Manon Verkaeren, responsable du pôle webcréation au sein de la RTBF. « La proposition est venue directement vers moi, confie pour sa part le compositeur Leo Nocta. Honnêtement, il n’y a pas de recette pour s’introduire dans le milieu. Le monde de la production cinématographique fonctionne un peu en vase clos. En général, des contacts amicaux ou semi-professionnels sont déjà tissés en marge des collaborations. Mieux vaut connaître des gens. »

Netflix vs Webséries

« J’avais déjà des contacts avec Maxime Lhussier avant de lui confier la B.O. du deuxième volet de La Théorie du Y », raconte Martin Landmeters. Véritable mélomane dans son quotidien, le réalisateur accorde forcément une place de choix à la musique au cinéma. « Au moment d’établir le budget avec le producteur, je m’arrange toujours pour dégager un montant spécifique pour la musique, précise-t-il. Mais ce n’est jamais énorme. Du coup, il m’arrive de jouer au marchand de tapis quand je contacte les artistes pour négocier une bande-son ou l’utilisation d’un morceau. C’est souvent gênant. Dans le milieu, une pratique de négociation courante consiste à insister sur la visibilité offerte aux musiciens. Il s’agit peut-être d’un bon point pour leur carte de visite, mais ça me semble insuffisant pour payer les factures et le loyer… » De ce point de vue, il existe aussi une différence entre une synchronisation dans une série estampillée Netflix et l’impact musical d’une websérie. « Avec Pale Grey, nous avons connu les deux expériences, commente Maxime Lhussier. Si l’un de tes morceaux passe sur Netflix, tu vois directement tes chiffres augmenter sur les plateformes d’écoute en ligne. Sur la B.O. d’une websérie, cette visibilité existe aussi mais elle est moins forte. » En plein développement, l’industrie des fictions digitales offre donc des alternatives et de nouvelles formes de visibilité aux musiques produites en Belgique. « C’est une évidence, assure Benoît Do Quang. Cela étant, il faut dire la vérité. Quand on réalise une websérie, l’argent va d’abord à l’image. L’idée est d’aller au bout de l’intrigue et de payer tous les opérateurs mobilisés lors des différentes étapes de la production. Dans cette optique, la musique est très souvent la cinquième roue du carrosse. »

 

Un article issu du magazine Larsen°42 - mars / avril 2021