L’intégrale de la musique
Glass Museum | © photo : Barthélemy Decobecq

Après avoir fêté ses 100 ans, le jazz est toujours en pleine mutation et toujours pas sage. Ces dernières années, on a vu de plus en plus de groupes intégrer clairement le hip hop, l’électro ou les musiques ethniques pour en faire un « autre jazz ». Chez nous en Belgique, on remarque aussi des projets assez neufs et décomplexés qui s’inscrivent peu ou prou dans cette mouvance. Font-ils partie d’un renouveau ? Font-ils bouger les lignes ? Sont-ils conscients de leur impact ? Est-ce une nouvelle avant-garde ? Rencontre avec quelques-uns des protagonistes et programmateurs pour tenter de cerner le phénomène.

Combien de fois le jazz a-t-il été déclaré mort ? Combien de fois est-il revenu à la vie ? On l’avait déjà dit « perdu » après l’ère du swing, avant qu’il ne se transforme – au grand dam des puristes – en bop, hard bop et autre free... Puis il s’est fait engloutir par le rock avant de revenir, une fois de plus, sous une autre forme : Fusion, Électro jazz, Nu jazz, Acid jazz...
Jazz is not dead, it just smells funny, disait Frank Zappa. On pourrait ressortir cette phrase tous les dix ans, voire même chaque année. Le jazz en a vu de toutes les couleurs : quand ce n’était pas pour le ringardiser, c’était pour le confiner à un carré d’intellos ou pour le cloisonner ou l’enfermer. Mais qui peut capturer une musique que personne n’arrive à définir totalement ? Musique de l’instant, le jazz évite les pièges tant qu’il peut et c’est bien là son esprit, son besoin fondamental de liberté.
« Jazz ? Pas jazz ? » Le combat existe depuis des siècles... Enfin, depuis un siècle, puisqu’il est né vers 1910. Et nous n’allons pas refaire ici l’histoire, même si elle se répète.

Maarten Van Rousselt, programmateur à Flagey qui intègre dans son Brussels Jazz Festival des jazz venus de tous les horizons, tente une non-définition : C’est quoi le jazz ? Roots, improvisation, rythme, une tradition, une mixité ? C’est une question de sémantique et je pense que les musiciens actuels traduisent le métissage spécifique des grandes villes dans un monde globalisé.

Du jazz à toutes les sauces

Humer l’air du temps, s’adapter aux nouveaux langages, aux nouvelles formes, aux nouvelles technologies, bref : « se réinventer », c’est un peu le «fonds de commerce» du jazz. À l’instar de ce qui se passe aux States et en Angleterre, avec Robert Glasper, Kamasi Washington, Shabaka Hutchings ou Nubya Garcia – pour ne citer que la partie émergée de l’iceberg – qui s’accaparent le hip hop, l’électro, le rap ou les musiques ethniques, des groupes belges y ont trouvé, eux aussi, un terreau fertile pour explorer de nouvelles pistes. On peut citer, au risque d’en oublier un paquet : Echt !, STUFF., Urbex, Esinam, Mélanie De Biasio, The Milk Factory, OTTLA, Yokaï, Nu Jazz Project, Glass Museum, 2times Nothing, The Brums, SilverRat Band, Commander Spoon et d’autres tant la liste est longue et diversifiée.

Le jazz est en recherche constante et se veut, curieux, inventif et sans frontières. J’écoute Kamasi ou Robert Glasper, nous dit Antoine Pierre, leader d’Urbex et de Next.Ape, mais j’avoue que ce n’est pas une scène qui m’influence particulièrement car elle véhicule un message politique sur ce qui se passe là-bas. Moi je parle de ce qui se passe ici, de ce que je vis. Les textes de Next.Ape se basent sur tout ce qui se passe chez moi en Europe. Ce n’est pas explicite, mais le ressenti est différent entre ici et là-bas.

Avec une autre approche musicale, Pierre Spataro et Samy Wallens de Commander Spoon ne disent pas autre chose, le fait de se servir du vécu est primordial : On écoute ce qui se passe à Londres et aux States, mais on est plus influencé par ce que chacun a fait dans ses projets respectifs. On vient d’horizons différents, cela nous enrichit et on n’a pas de frontières stylistiques.

Si la musique du duo Glass Museum s’inspire encore d’autres formes, le point de convergence résonne presque à l’identique. Antoine Flipo vient du classique et moi du rock, nous confie Martin Grégoire. On n’a jamais vraiment appris le jazz mais on a beaucoup écouté la fusion et Aka Moon. On n’a jamais voulu mettre d’étiquette sur ce que l’on faisait mais on nous a classés en jazz. Cela nous a intimidés car c’est un peu sacré. On avait peur de «déranger», car on ne se considère pas comme jazzmen. Mais finalement cela nous convient car la musique que nous faisons est très libre, très ouverte et pleine d’improvisations, sans être trop structurée.

Qu’on le veuille ou non, le jazz s’infiltre partout et permet, comme on le voit, tous les mélanges. La force du jazz, c’est qu’il est un des piliers de la culture musicale occidentale. Que tu viennes du hard rock, de la dance ou du classique, à un moment, tu arrives au jazz, conclut Maarten.

Jazz, rock, pop, où est la scène ?

Alors que certains festivals de jazz invitent encore des chanteurs ou des groupes pop pour attirer un public parfois réfractaire au jazz, on sent dernièrement un effet inverse se produire. Des jazzmen investissent les scènes rock ou de musiques du monde pour proposer une musique qui ne dénature ni l’esprit de l’un ni celui de l’autre. Mais est-ce si nouveau ? Miles a cassé les codes avec Bitches Brew, parce qu’il y avait le rock et il y avait Hendrix, rappelle Antoine Pierre. Brad Mehldau a remodelé du Radiohead, renchérit Roel Vanhoeck, programmateur à Bozar du 4th Stream Festival qui met en lumière, lui aussi, un jazz aventureux et hybride. Avant, les jazzmen s’inspiraient surtout d’autres jazzmen. Les batteurs écoutaient Elvin Jones ou Philly Joe Jones. Puis ils sont allés écouter Questlove, par exemple, et actuellement ils écoutent tous les genres. Pierre Spataro (Commander Spoon) enchaîne : Ce J’écoute autant A Love Supreme de Coltrane et tout le jazz ’60, que Flying Lotus ou les rappeurs des années ’90. Cela me nourrit inconsciemment. Ce que je fais à la batterie, termine Sammy Wallens, n’est pas swing et pourtant les batteurs jazz ont une influence énorme sur mon jeu.

Et le public, comment reçoit-il cette musique, que recherche-t-il et à quoi s’attend-il ? Le public n’est pas dupe ni idiot, on ne doit pas tout lui prémâcher, assène Antoine Pierre. Et Martin Grégoire de continuer : Que ce soit les circuits alternatifs ou les clubs traditionnels de jazz, le retour du public est toujours bon, car lui aussi demande à être surpris. Du côté des programmateurs, on confirme la tendance. Pour Maarten Van Rousselt, la demande est là : la programmation de concerts de jazz, traditionnel ou plus pointu, augmente, le public est plutôt urbain et cosmopolite mais surtout il rajeunit !

Et Roel Vanhoeck constate également une évolution constante : Le public est toujours plus curieux. Finalement, la musique de STUFF. n’est ni plus ni moins accessible que la musique des années ’50. Bien sûr, certains préfèrent le jazz plus acoustique ou traditionnel, mais je pense qu’il y a de moins en moins de gens sectaires. Cependant, il y a encore un peu de chemin à parcourir nous dit Antoine Pierre : Cela reste une musique de niche. D’ailleurs, on passe peu à la radio car notre musique n’est pas formatée.

Jazz 2.0, la tarte à la crème ?

L’arrivée du streaming et des plateformes digitales ont sans doute permis l’émergence de nouveaux talents et l’éclatement des styles. Avec le web, et les nouveaux outils digitaux, les musiciens ont accès à tout et peuvent tout imaginer. Echt ! s’amuse à jouer les DJ’s de façon totalement instrumentale, Esinam, elle, capture et triture en live les rythmes tribaux via des loops, Urbex revisite l’électrique Bitches Brew de Miles, Glass Museum joue la transe et l’ambient, STUFF. fait s’entrechoquer l’esprit d’Aphex Twin et d’Afrika Bambaataa, Black Flower injecte du rock dans son éthio-jazz... Tout est permis. Mais ce que l’on remarque, c’est surtout un besoin de jouer avec de « vrais » instruments.

On veut s’éloigner des machines, confirme Samy Wallens. L’utilisation de la contrebasse acoustique dans Commander Spoon n’est pas fortuite. Quant à la transmission de leur musique, chaque groupe reste fort attaché à l’objet physique, ce que confirme Samy : C’est important de faire un disque. C’est concret. On ne veut pas se laisser bouffer par Instagram ou les plateformes. En tant que consommateur de musique, j’achète des albums et des vinyles des groupes que j’aime, et je ne les écoute pas distraitement sur une story.

Alors, quand on demande à ces musiciens s’ils font partie d’une nouvelle mouvance et s’ils s’inscrivent dans un renouveau du jazz, ils gardent les pieds bien sur terre : C’est flatteur, mais on est dans notre bulle et on ne pense vraiment pas à ça. L’avenir nous le dira.

Un article issu du magazine Larsen°36 - janvier / février 2020

 

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