L’intégrale de la musique

De nos jours, pour qu’un artiste se démarque, il lui faut une histoire. Du storytelling. Ce n’est pas neuf, ce type de marketing existant depuis les tous débuts du rock & roll. Ce n’est pas forcément sale, ce travail de com se mélangeant bien souvent à la direction artistique. Surtout depuis Stromae...

Terme très à la mode dans le milieu musical, le storytelling n’a pourtant rien de neuf. Raconter une histoire dans l’optique de développer la communication autour d’un artiste existe en effet depuis pour ainsi dire toujours. C’est qu’on les connaît bien, les petites anecdotes sensées rendre davantage sexy les Claude François, Johnny Hallyday et autres Sylvie Vartan publiées dans Salut les copains. Que l’on se souvient de David Bowie s’affirmant bisexuel dans une interview au Melody Maker, en plein lancement de Ziggy Stardust (1972). Et du ramdam brodé autour du service militaire d’Elvis (1958-60), surtout histoire qu’on ne l’oublie pas durant sa corvée patates. Autres exemples remarqués : la guéguerre Oasis-Blur et Daft Punk, ses casques et ses mangas. En Belgique, on peut encore citer Salvatore Adamo et sa supposée amourette avec Paola, future reine des Belges, le délire paramilitaire ambigu de Front 242 et, plus récemment, le chanteur de La Muerte n’apparaissant plus en public qu’avec un inquiétant sac de jute sur la tête.

Se vendre en racontant une histoire n’a effectivement rien de neuf, admet Olivier Biron, tête pensante de This Side Up, une agence spécialisée dans la communication de projets artistiques. Il s’agit de captiver un public mais surtout d’avoir une histoire à raconter à un journaliste et à un label, afin de se démarquer. On organise des workshops et très concrètement, nos conseils aux musiciens portent surtout sur la définition d’une identité et d’une image. On reçoit des sollicitations d’artistes qui n’ont bien souvent qu’un simple lien sur Internet vers leur musique et notre travail consiste dès lors à travailler leurs photos, la description de leur musique, leurs bios et leurs histoires. Les musiciens mettent à plat ce qu’ils sont, ce qu’ils ont envie de mettre en avant et à partir de là, on construit quelque chose, en mettant en avant les particularités. Olivier Biron prend pour exemple Christine & The Queens. Seule et paumée à Londres, la chanteuse est entrée dans un bar à drag queens, y a vécu une épiphanie artistique et en est ressortie avec l’idée d’une toute nouvelle orientation pour sa carrière. Du moins, est-ce ainsi que le raconte son storytelling. Mais est-ce vrai ? Ou cela tient-il plutôt du mythe publicitaire ? Un peu des deux, concède Olivier Biron, reconnaissant qu’exagérer une histoire afin qu’elle buzze est bel et bien pratiqué dans le secteur. Mais il faut que ça reste incarné et cohérent. Il n’y a pas de recette, pas de formule magique. Et puis, un pitch imposé, trop artificiel, a quand même de grandes chances de ne pas prendre du tout, précise-t-il.

Si on fait aujourd’hui l’erreur de considérer le storytelling comme quelque chose de relativement neuf, c’est peut-être parce qu’il s’était fait beaucoup plus discret durant les années 90 et 2000. Des débuts du rock aux eighties, il y a eu cette tendance à présenter les artistes comme les rois du cool, des personnes plus grandes que nature. Puis, à partir de la fin des années 80, la tendance s’est complètement inversée : des Smiths à Kurt Cobain, des DJ’s techno aux rappeurs, beaucoup ont joué sur une image de normalité, de banalité. Les plus grands groupes ont joué sur scène en chemises à carreaux et en pulls graisseux, les plus grands DJ’s ont presté en t-shirt Atari. En Belgique, dEUS, Starflam et Soulwax/2 Many DJ’s ont cartonné sans véritables artifices, sans trop de mises en scène, sans autre storytelling que le fait qu’ils sortaient des disques plaisant à un public large, qu’ils bossaient dur et qu’ils n’avaient pas (trop) la grosse tête.

Le storytelling du storytelling, c’est qu’Internet et les nouvelles technologies ont complètement changé cette donne : On vit aujourd’hui dans un monde où la musique est vraiment très facile d’accès, analyse Olivier Biron. On peut tout écouter gratuitement et il est beaucoup plus démocratique d’en produire qu’il y a quelques années. Cela fait qu’il est aussi beaucoup plus difficile de se faire remarquer. En fait, il n’y a plus que les visionnaires qui se démarquent vraiment. Quand Angèle est arrivée, elle avait déjà une histoire derrière elle. Elle avait déjà travaillé le décorum.

Elle avait surtout dès le départ un beau carnet d’adresses, pourrait-on persifler. Parce que le storytelling fait persifler, immanquablement. Le cliché, c’est qu’il vendrait surtout une image sans trop se préoccuper de la musique. Seulement voilà, avant Angèle, il y a quelqu’un qui a pas mal rabattu les cartes et qui influence aujourd’hui pas mal d’artistes, même indirectement : Stromae. Ses « Leçons » sur YouTube, sa façon de raconter sa musique et de se construire un univers, ainsi que ses mises en scène, ont incontestablement intronisé « roi du storytelling ». Selon Olivier Biron, c’est un maître incontesté. Du délire. Et il y a depuis un « avant Stromae » et un « après Stromae » dans la façon de se mettre en scène et de recourir à un marketing plus créatif que simplement s’en tenir aux stickers, aux t-shirts et aux interviews. Dans sa façon de se démarquer, Angèle doit donc peut-être bien plus à Stromae qu’à ses parents et à leurs multiples connexions du show-business. Ce qui n’empêche nullement le storytelling de poser certaines questions « éthiques » et de présenter quelques excès. Tomorrowland, par exemple, pour qui un DJ dans une cabine avec de bons morceaux de musique ne suffit plus. Il faut en effet qu’il fasse désormais partie d’un monde féérique plus proche de Disneyland que de la boîte de nuit, pour reprendre les termes de Debby Wilmsen, la porte-parole du festival interviewée dans un récent Focus Vif. Ce qui est tout de même l’exacte antithèse des fondamentaux utopiques des débuts de la house et de la techno.

Où s’arrête la direction artistique et où commence véritablement le storytelling ? Ce n’est pas toujours si simple à démarquer. The Wall, l’album de Pink Floyd de 1979, est par exemple désormais considéré comme un ancêtre du « storytelling transmédia », alors qu’à l’époque de sa sortie, il était simplement vu comme un album-concept d’opéra-rock, qui ne serait transformé en film que trois ans plus tard et décliné en différents concepts encore plus tard. Autre exemple de flou total entre art et marketing : Gorillaz, à l’origine présenté comme un groupe de bandes dessinées dont la véritable identité des membres n’était que franchement secondaire. Ce qui n’a duré que le temps d’un album, avant que Gorillaz ne devienne tout simplement le groupe principal de Damon Albarn, dès que l’existence discographique de Blur a été mise entre parenthèses.

Loin d’être une arme publicitaire imparable, le storytelling s’adapte aux envies de l’artiste, évolue, peut drastiquement changer de cap. Un exemple récent : Miley Cyrus dans Black Mirror. Miley Cyrus qui finit l’épisode en beuglant sa version de Head Like A Hole de Nine Inch Nails. Traduisez : Miley n’est pas juste une cocotte mainstream, c’est aussi une actrice qui prend des risques et une personnalité drôlement rock & roll. Bien entendu, le storytelling peut aussi se planter : qui a par exemple compris où voulait réellement en venir Alice on the Roof en embarquant son papy et sa mamy dans un clip, sur certains de ses concerts et même dans des émissions de télévision ? Et qui, du public, peut résumer ce qu’est vraiment le projet Despacio des 2 Many DJ’s associés à James Murphy ? Autrement dit, une communication claire, même si elle tient du gimmick, même si elle exagère un peu, n’est jamais du luxe dans un environnement saturé à ce point d’informations. Une bonne nouvelle pour les rétifs au marketing : ne pas y succomber peut aussi suffire à faire parler de vous. Continuent d’en témoigner les Girls in Hawaii, notoirement très peu actifs sur les réseaux sociaux, et Roscoe, eux aussi assez discrets. De là à les étiqueter « sans histoire »...

Un article issu du magazine Larsen°34 - septembre / octobre 2019