L’intégrale de la musique
© photo : Vincent Nury

Les artistes sont-ils ou elles frappées d’une date de péremption au-delà de laquelle il est, implicitement – ou pas, moins recommandé de prendre la scène ? Passés les premiers feux du succès, comment renaître ? Dans le rap, le rock, la musique classique ? Si les contre-exemples existent, combien restent réellement « dans le game » ? Flux de questions d’un champ encore peu exploré, dans lequel Larsen plonge en compagnie de quelques artistes. Sans épuiser la réflexion.

Durer est plus dur que d’y arriver, estime Marc Ysaye, jeune retraité de la direction de Classic 21 et membre du groupe de rock Machiavel, phénix de nos contrées aux multiples retours sur scène. Affichant 47 balais, printemps ou hivers, Sharko (David Bartholomé) constate, lui, que la fougue, l’enthousiasme, la foi inébranlable ou la naïveté ont fait place avec les années à l’expérience : moins de perte d’énergie, de prise de tête, de déni de réalité. Malgré tout, entre pas très vieux mais plus très jeune, l’effervescence retombe quelque peu, la candeur s’émousse et bien sûr on a moins d’audience quand on a l’âge qui se lit sur le visage. Les difficultés qu’il rencontre aujourd’hui, Marka, 58 ans, les a déjà connues. Ce n’est jamais qu’un cycle qui se répète, à chaque album, à chaque spectacle. L’âge fait que tu crois avoir l’habitude de ces hauts et de ces bas. Mais non. Tout est difficile à gérer, même les hauts. C’est un métier difficile. Le chanteur qui aurait voulu devenir footballeur ose la comparaison : J’estime que j’ai été un bon joueur de division 1, qui a eu l’occasion de jouer l’Europa Ligue. Mais n’a pas été en Champion’s League. Ni à la Coupe du Monde. Y-a-t-il encore de la place pour un type comme moi en première division ?, poursuit, lucide, celui qui a connu le succès tout jeune avec le tube et le groupe Allez Allez, puis avec l’album Merci d’avance à 35 ans. Non, je ne crois pas : je joue aujourd’hui chez les vétérans. Ce qui n’enlève rien à son envie de continuer à travailler.

Garder le doigt sur les pouls de la jeunesse

Qui sont ceux qui durent ? Qui sont les intemporels, les icônes, les marques désormais déposées, les inoxydables personnalités cultes,  mythiques, aux hits définitivement accrochés à leur répertoire, les pierres qui roulent et qui ont amassé pas mal de mousse, les Johnny jusqu’au dernier souffle... Pour exemple, Adamo a récemment été téléporté dans la dimension du buzz à l’occasion d’un improbable poisson d’avril de l’émission Hep Taxi. Il y annonçait arrêter sa carrière et se lancer dans la production de rap avec Les filles du bord de mer customisées au flow du rappeur bruxellois Eddy Ape. La blague a été plus loin que prévue, la réalité dépassant une fois encore la fiction : rafle de clics, bingo médiatique, passage à The Voice et le titre a été produit « pour de vrai ».

Au delà de l’expérience de ce « reboot » d’un hit de 1965, - qui peut faire écho au sensationnel retour de l’organiste André Brasseur en 2016 -, une question surgit : les artistes sont-ils donc condamnés à rejouer leurs succès antérieurs ? Quand on balance nos trois-quatre tubes, les gens deviennent dingues, témoigne Marc Ysaye qui prolonge : Ils viennent voir les artistes pour ce qu’ils ont été, pas pour ce qu’ils sont devenus. Un public à la recherche de sa propre jeunesse ? Une fois installés, certains morceaux traversent modes et temps sans prendre une ride - ou presque -, soulignant dans cette adhésion sans faille temporelle la fidélité de leur public... et la difficulté de le renouveler.

La question du style

Cette difficulté est-elle valable dans certains styles de musique plus que dans d’autres ? Sans doute. Le jazz affiche un côté intergénérationnel, et plus qu’ailleurs, la musique classique valorise l’expérience. Corollaire : d’autres styles - pop, rock, rap - avec leur degré de popularité, ont-ils dérivé, eux, vers le jeunisme ? À toute généralité ses contre- exemples. Le rap présente en flow continu des nouvelles têtes, mais doit encore beaucoup aux IAM / Akhenaton (49 ans), Eminem (45 ans), Snoop Dogg (46 ans) ou autres Public Enemy, De La Soul et Grandmaster Flash... la liste est encore longue (et on n’aborde pas ici le reggae et ses stars canoniques). Mais une donnée reste immuable : les secteurs musicaux les plus soumis au marché ciblent d’abord et évidemment la jeunesse. Le divertissement s’adresse à la faculté de rêver des jeunes, établit Sharko : leur adhésion est le sésame du succès.

La politique des médias a-t-elle, elle aussi, succombé aux critères d’âge, clivant certaines chaînes bien connues en fonction des pu- blics : les (pré) pubères ou les nostalgiques ? C’est une caricature, estime l’ancien animateur de Classic 21, une radio dont le succès d’antenne est basé sur une audience aux tranches d’âges bien diversifiées. Il n’existe pas d’adéquation entre « être jeune » et « écouter des musiques de jeunes ». Les ados fondus de rap et de metal ne s’empêcheraient pas un certain éclectisme, favorisé par la facilité d’accès à un large répertoire offert par les nouvelles technologies.

Mais comment toucher un public quand on ne passe plus à la radio ? David Bartholomé, qui souligne au passage la petitesse du marché belge, a fait un truc qui m’a fort surpris, je me suis lancé dans une vaste tournée de concerts à domicile. J’avais cette sorte de code, cette idée qu’un artiste devait jouer la carte du mystère, de la distance avec le public. Installé devant l’écran de télé (éteint) des gens, Sharko a joué directement chez eux donc. C’est ce qui m’est arrivé de mieux, dit-il, la fibre la plus humaine que j’ai pu expérimenter.

Il faut toujours se réinventer, appuie Marka, qui a chanté en espagnol, fait un détour par le jazz, participé à des films, écrit des bouquins, monté un spectacle... Je me suis diversifié. Comme Jean-Luc Fonck. Ce sont ceux-là qui continuent. Marc Ysaye souligne quant à lui un travail de fond mené avec Machiavel. Ne pas se disputer, rester dans le respect, entretenir l’amitié... Ça s’apparente à une thérapie de groupe pendant plus de 40 ans ! Marka confie avoir cru réaliser l’album de la maturité à la quarantaine. Quatre autres ont été produits depuis. Le secret de cette envie ? Des gars de ma génération, il n’en reste plus beaucoup. Plein avaient plus de talent que moi, comme musicien ou comme chanteur ou comme compositeur.... Ce n’est pas qu’une question de talent. J’ai celui de croire en moi. Ça, comme la voix, ça ne s’apprend pas, estime l’endurant. Il faut analyser son âge, analyser le business... et faire les choses pour soi. J’adore encore aujourd’hui composer des chansons, travailler avec des paroliers et me retrouver le temps du studio à rêver à ce que je vais réussir. Alors qu’au fond de moi, je sais que ce temps est passé.

Sentir le souffle des jeunes dans son cou

Si la maturité n’est plus le temps du succès, quel est le meilleur âge pour commencer ? Le plus tôt possible pour Marc Isaye. Le succès musical se fait quand tu es jeune, prolonge Marka. La fulgurante réussite de ses enfants, Angèle (22) et Roméo Elvis (25), ne vient pas le contredire. Une situation qu’il reconnaît d’ailleurs pas toujours facile à vivre : mes enfants font mieux que moi. Mais je me dis qu’une partie du chemin que j’ai tracé leur sert. Et ils me le rendent bien. On reparle de moi. Je revis grâce aux enfants. Si je vais au bout de ma réflexion, je crois aussi que c’est pour ça qu’en ce moment j’ai des contacts avec une firme de disques.

Le cas MC Solaar prouve que tous les cas de figure sont possibles. La star des années nonante, 48 tours au compteur, a relancé sa carrière avec Géopoétique, qui remportait le trophée de l’album « chanson » aux Victoires de la Musique 2018. Il intègre le titre Sonotone. Dans une interview accordée à France 2, le rappeur explique avoir écrit les premières paroles il y a 10 ans, à l’époque, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir faire contre ma propre vieillesse : aller à la gym, faire du jogging, mettre de la crème... Aborder le temps et le corps qui passent, une thématique à la base pas franchement glamour.

Quand la chanteuse française installée à Bruxelles, Françoiz Breut, 49 ans, commente son parcours, ce n’est pas en terme de début ou fin de carrière, ce qui désamorce d’ailleurs les notions de « réussite » ou de « succès ». Comme je suis arrivée dans ce domaine par hasard, je n’avais pas de plan. Et n’en n’ai d’ailleurs toujours aucun. Je vais où les rencontres me mènent. Du moment que j’ai du travail, je suis satisfaite. Je suis une dilettante, mélo (wo) mane, amatrice en musique. L’idée est que je puisse continuer à chanter régulièrement ou être tota- lement dans un projet musical, pas forcément sous mon nom d’ailleurs. Je fais des concerts quand on me le demande et si c’est possible financièrement. Durer pour durer ? C’est compliqué de continuer quand on pense qu’on doit toujours avoir quelque chose à vendre ou à dire. Quand je n’ai rien à proposer de nouveau, j’en profite pour faire autre chose que la musique et faire mûrir mes futurs projets et vivre. Il faut du temps pour faire mûrir une chanson, savoir où on pourrait aller et proposer quelque chose de différent, ou continuer à creuser un sillon, se perfectionner, s’améliorer.

Un temps nécessaire pour mûrir durant lequel certains pourraient buter sur la pression liée à la peur de vieillir, cette « vieille » hantise sociétale liée au culte de la productivité, de la performance et du corps « jeune et beau ». À cette enseigne, les stars vieillissantes, masculines comme féminines, se font parfois épingler. Si les fans pardonnent tout, la presse ne se montre pas toujours tendre avec elles. Exemple récent : un article à charge paru dans le Soir après la prestation de Madonna à Anvers. Généralisé aujourd’hui, le concept prend le nom d’ « age bashing » (ou dénigrement lié à l’âge) souvent plus spécifiquement dirigé vers les artistes femmes et particulièrement celles dont le physique a participé à la création et à la mise en scène de leur personnage public.

Prendre des chemins de traverse

Globalement sous-représentées en musique, les femmes accumulent encore plus difficilement que leurs homologues masculins les années de carrière, frappées d’autant plus tôt d’obsolescence programmée. Dragon ou chaton, résume l’artiste sonore et musicienne de 37 ans au parcours hybride, Myriam Pruvot. Les questions de l’âge croisé avec celle du genre, ou celles de la classe et de la race, la jeune femme les a travaillées, notamment au sein du réseau Fair Play, une organisation qui s’attache à promouvoir l’inclusivité. Ce réseau, français à la base, rassemble à Bruxelles des compositrices, des musiciennes ou des réalisatrices actives dans des secteurs plus « intellectuels » ou plutôt underground qui sont un (petit) peu mieux investis par des artistes femmes, comme les secteurs de la musique expérimentale et de la création radiophonique par exemple, où les attentes de rentabilité, de personnalisation et d’exposition moindres leur permettent d’inventer de nouveaux modèles.

Myriam Pruvot adhère à ce qu’Hannah Gadsby confie dans son spectacle Nanette : à quarante ans, l’humoriste se sent en fait dans la fleur de l’âge et enfin complète. Il m’a fallu tout ce temps-là pour me sentir moi-même. Concrètement, pendant longtemps, j’ai cru que certaines situations étaient dues à mon tempérament, mais plus j’ai participé à des réunions avec des artistes femmes, plus je me suis aperçue qu’on vivait les mêmes choses. Elle poursuit : J’ai passé mon diplôme des Beaux-Arts à 25 ans. Le milieu artistique m’a dit : 25 ans, c’est déjà un peu tard. À 30 ans, je décidé de me consacrer entièrement à la musique. Je l’ai fait sans inhibition, sans référent, ni référente d’ailleurs. J’ai rencontré des hommes influents dans la profession qui m’ont dit : c’est un peu tard, trente ans, pour commencer - ou même tourner, c’est fatiguant... À 35 ans, il faut aussi savoir que l’on a dépassé la limite d’âge pour certains appels à projets.

Trop tard, trop tard, trop tard, cette petite musique s’est insinuée de façon récurrente dans un parcours que la musicienne estime pourtant privilégié. C’est une réalité sociale. Et ces questions de discriminations devraient être prises en compte. Contre toute attente, une de ses compositions pour pièce de théâtre se jouera d’ailleurs en mai durant le Kunstenfestivaldesarts, un des meilleurs festivals d’arts vivants. Il y a beaucoup de futurs possibles passé la trentaine, voire la quarantaine. Pointons pour exemple Céline Gillain, cette musicienne électro et performeuse dont un premier EP était sorti en 2017. Son nouvel album, Bad Woman, est en train de se frayer un joli chemin. C’est ce chemin qui compte, pas la fin de la route...

Un article issu du magazine Larsen°34 - mai / juin 2019