L’intégrale de la musique
© photo : Festival de Wallonie

Artiste en résidence aux Festivals de Wallonie 2019, l’organiste Bernard Foccroulle, ancien directeur de La Monnaie et du Festival d’Aix-en-Provence, revient à ses premières amours : la composition. Mais sans délaisser son combat de toujours pour un art au service de la démocratie culturelle. Rencontre.

Ses boucles blanches encadrent un sourire réservé. L’élocution est choisie, le verbe posé mais déterminé, le regard cerclé par des petites lunettes d’intello – ce qu’il est pour de vrai. Il y a quelque chose de félin chez Bernard Foccroulle, dans sa façon d’être, sobre et réservée, mais aussi parce qu’il lui faudra bien sept vies pour achever son parcours d’artiste. Musicien, gestionnaire culturel, compositeur, pédagogue, artiste engagé... Alors, on résume. Organiste depuis toujours – j’ai quand même dû attendre 12 ans pour pouvoir arriver au pédalier, sourit-il –, il a enregistré les grands maîtres du baroque allemand sur les orgues historiques : ses intégrales de Bach et Buxtehude sont incontestées, comme le sont ses enregistrements de Weckmann, de Bruhns et, tout récemment, de Praetorius et Schildt (Ricercar). Mais ce fan de musique baroque, curieux de tout, ne délaisse pas pour autant les contemporains Boesmans, Harvey ou Dusapin.

En parallèle à son activité de concertiste – que je n’ai jamais mise en veilleuse, insiste-t-il –, le monde de l’opéra le happe dès 1992, année où il succède à Gérard Mortier à la tête du Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles. L’héritage est lourd – Mortier, créatif incontesté, laisse une sacrée ardoise. Mais Foccroulle relève le gant avec une programmation qui mélange habilement tradition et ouverture. Ses quinze ans de règne feront l’unanimité. Au tour du Festival d’Aix-en-Provence, haut lieu de l’art lyrique encore, de le phagocyter ensuite pendant 11 ans, mandat qu’il achevait l’an passé sur un bilan tout aussi plébiscité.

Il s’est donc remis à la composition, avec déjà plusieurs créations depuis la fin de son expérience provençale. C’est l’essentiel de ma nouvelle vie, confie-t-il, car même si je n’ai vraiment commencé ce volet-là que vers 40 ans, j’avais dû le mettre quelque peu en retrait. L’envie lui était pourtant venue très jeune : Lorsque j’étais adolescent, les pièces symphoniques d’Olivier Messiaen me donnaient envie d’écrire de la musique. Le plaisir et le privilège de travailler à La Monnaie avec de très grands compositeurs ont renforcé ce désir.

Artiste associé aux Festivals de Wallonie, il a donc en toute logique ouvert l’été 2019 à Flagey avec une pièce pour violes de gambe taillée sur mesure pour le Ricercar Consort, dont il fut membre dans sa jeunesse. Les Nuits de Septembre à Liège, ville où il a grandi, ont quant à elles accueilli une pièce pour cuivre et orgue, qui fut défendue par l’ensemble InAlto (22 septembre 2019).

Le prochain projet est déjà sur la table. Il sera écrit pour une chanteuse avec quintette à clavier et mise en scène, dévoile-t-il. Les pièces pour la voix restent mon domaine de prédilection car on ne fait jamais le tour de la voix. Il s’agira ici d’une œuvre qui n’est pas un opéra, mais qui s’en rapproche. Elle se nourrira du journal d’Hélène Berr, jeune française juive qui relate sa vie sous l’occupation entre 1942 et 1944, et qui mourra en déportation à Bergen-Belsen. C’est un très beau texte, un témoignage magnifique.

Il est vrai que Foccroulle, peaufinons le portrait, est aussi un artiste qui se bat pour des idées, un penseur qui ne se contente pas de mots mais passe aux actes, persuadé du rôle social que l’art en général, et la musique en particulier, peut jouer dans une société de plus en plus duale. Ancien président des Jeunesses musicales de Belgique – toujours ce besoin de vulgariser la musique -, il fonde avec d’autres artistes en 1993 « Démocratie et Culture », une plate-forme de réflexion qui s’inquiète du financement de la culture et de la fragilité du tissu démocratique. (...) Car la culture est un Droit de l’Homme.

Le thème des Festivals de Wallonie 2019, « Racines », encourage le public à aller à la rencontre de l’autre, dans le respect des différences. Qu’est-ce que cette invitation à la diversité vous inspire ?

Bernard Foccroulle: Cela évoque à mes yeux un lien direct avec trois émissions que je suis en train de préparer pour Arte sur l’orgue, ce qui m’amène à voyager dans de très nombreux pays. L’orgue est un instrument miroir de la diversité culturelle européenne. Ce que je voudrais partager avec le grand public, c’est l’idée que les orgues ont, comme les personnes, chacun leur propre personnalité - il n’y en a pas deux pareils. De plus, ils appartiennent à des cultures spécifiques, voire même à des sous-cultures. L’orgue italien est très différent du français, qui diffère de l’allemand, lequel n’est d’ailleurs pas le même dans le Nord ou dans le Sud de l’Allemagne... Aucun orgue ne parle la même langue. De plus, les compositeurs ont été influencés autant par la facture des instruments que par leur histoire personnelle. De plus, si l’on se place sur le plan des racines, beaucoup d’orgues historiques sur lesquels j’ai joué ont conservé des éléments bien plus anciens que ceux de leur âge officiel. J’ai ainsi enregistré mon dernier disque Praetorius à Lübeck sur un Stellwagen de 1637, mais il comporte encore des tuyaux de l’époque gothique. Il y a donc dans la facture d’orgue cette capacité de réutiliser, et souvent à respecter, ce qui avait été fait dans le passé. C’est surtout au 20e siècle, un peu au 19e siècle, que l’on a voulu mettre les instruments au goût du jour, parce que l’on se croyait meilleurs. Aujourd’hui, on a appris un peu de modestie et on admet que le talent de nos prédécesseurs était au moins égal, sinon supérieur au nôtre.

Évoquons un instant Jean-Sébastien Bach, votre compositeur-phare. Un symbole d’intégration culturelle avant l’heure ?
Très certainement. J’ai donné récemment au Juillet Musical un concert sur les racines européennes de Bach. Voilà un musicien qui n’a pas quitté son Allemagne natale. Il n’a pourtant jamais cessé d’intégrer les influences italiennes ou françaises. Il connaissait très bien toutes les grandes cultures musicales, qu’il faisait siennes. Contrairement à l’idée un peu superficielle selon laquelle nous aurions nos propres cultures – germanique, latine... –, celles-ci se sont toujours mélangées, en s’influençant constamment au cours de l’histoire. Il reste évidemment des spécificités, mais l’Allemagne actuelle ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait été influencée par ses voisins européens, la Scandinavie, l’Angleterre... Idem pour la France, qui a connu les emprises anglaise, espagnole, italienne, néerlandaise... Il est extrêmement intéressant de voir comment toutes ces racines se sont superposées sans que l’on perde pour autant son identité. Je ne peux que constater la crainte très répandue désormais selon laquelle, avec l’immigration, on va se faire remplacer, on va perdre nos racines...

C’est la thèse d’extrême droite du « grand remplacement »...
Laquelle oublie que les échanges, les circulations de personnes et les migrations, notamment en période de guerre, n’ont jamais cessé. Cela n’a pas empêché de préserver les identités, qui se sont au contraire enrichies. Je le lis tous les jours dans la musique, et plus particulièrement dans mon domaine qui est celui de l’orgue.

La musique, outil de transformation de la société ?
Si tous les enfants de nos écoles en Europe avaient la possibilité de connaître le monde de l’art de l’intérieur, d’aller au concert, à l’opéra, au théâtre, ce serait l’un des éléments sur lesquels s’appuyer pour une transformation plus globale de la société. Je pense que, aujourd’hui, avec le Pacte d’excellence en Communauté française, les arts devraient retrouver une place plus importante, ce qui était le cas depuis la Seconde Guerre mondiale. Il n’est jamais trop tard !

   

Un article issu du magazine Larsen°34 - septembre / octobre 2019