L’intégrale de la musique
© photo : Fabienne Cuypers

Si la célébrité accompagne bien souvent le succès, certains artistes du coin cartonnent en mode « sous-marin ». Loin des médias traditionnels du plat pays, il y a des publicités pour Dior, des millions de vues générées sur YouTube, mais aussi des hits pour Kendji Girac et les Black Eyed Peas. Entre moments privilégiés en compagnie de Sting et albums enregistrés aux côtés d’Alain Bashung, Johnny Hallyday, Zazie, Vanessa Paradis ou Françoise Hardy, certains s’offrent même des tournées sold-out aux États-Unis. Ils sont Belges et renommés. Tous vivent parmi nous, mais quasi personne ne les (re)connaît. Qui sont-ils ?

Dans l’imaginaire collectif, concerts et passages radio constituent les étapes vitales d’une carrière musicale. À l’écart des autoroutes médiatiques, du buzz Instagram et des mouvements de foule, certains gagnent pourtant leur vie sans faire de bruit. Parce qu’à l’évidence, de l’ombre au soleil, il n’y a qu’un pas. Les Bruxellois Rachid Mir et Christian Dessart peuvent en témoigner. Nous cherchons toujours à nous positionner en amont d’un succès, confie le premier. C’est là que nous sommes les plus efficaces. En termes d’efficacité, ces deux compositeurs ont fait leur preuve. Kendji Girac leur doit notamment le tube Andalouse et M. Pokora fait régulièrement appel à leurs services. Réunis sous le nom Bionix, les deux hommes reviennent aux origines de leur association : Des copains de l’école m’avaient élu « producteur » de leurs chansons, raconte Christian Des- sart. Je suis donc parti à la recherche d’un studio. Lors de ses investigations, il croise la route de Rachid Mir. On s’est tout de suite compris ! Actif depuis la fin des années 1990, le duo prône l’autonomie absolue dès sa création. Notre but était de concevoir un morceau de A à Z, enchaîne Rachid. Pour y parvenir, nous sommes partis d’un clavier et d’une souris. Christian maîtrise différents instruments. Pour ma part, je fais tout à l’oreille. L’objectif ? Conserver une certaine fraîcheur et, surtout, favoriser une approche anti-académique.

En 2003, le chanteur de R&B Matt Houston les contacte. Nous lui avons fait écouter notre travail et, quelques mois plus tard, il passait sur toutes les radios françaises avec l’un de nos morceaux. Baptisé Miss, le single cartonne dans l’hexagone. Au point d’attirer l’attention de toute l’industrie musicale. Dans le milieu, le bouche-à-oreille reste encore le meilleur moyen de dénicher de nouvelles collaborations. Aujourd’hui, nous sommes aussi invités à de nombreux « writing camps » : des rassemblements créatifs où différents intervenants font leurs emplettes. Ainsi, en 2017, les Bionix participent à un « camp » parisien. Les Black Eyed Peas y étaient aussi. Will.i.am faisait son shopping. Dans son panier, le chanteur glisse une compo du duo. Banco ! Quelques mois plus tard, le morceau apparaît au casting du nouveau disque des Black Eyed Peas. Dans les coulisses d’un blockbuster américain ou posté derrière le triomphe de Kendji Girac, les deux Belges apprécient leur position. Nous ne sommes pas directement exposés au succès de nos clients. De plus, nous avons maintenant le privilège de choisir les projets sur lesquels nous souhaitons travailler.

Gars sûr

Ce privilège, Nicolas Fiszman le connaît bien. Guitariste de formation, bassiste d’exception, le musicien connaît bien la chanson. D’ailleurs, il met régulièrement ses talents aux services de super stars. Il est ainsi crédité dans plus de... 300 albums. Spécialiste des studios d’enregistrement, le Bruxellois a donné vie à plusieurs disques de Johnny Hallyday et Alain Bashung. Il s’est également porté au chevet de Jacques Higelin, Henri Salvador, Adamo, Françoise Hardy, William Sheller, Vincent Delerm, Vanessa Paradis, Louane ou Michel Polnareff. Sans parler de sa relation privilégiée avec Zazie et Benjamin Biolay. À l’ombre des géants, le musicien aiguise ses riffs de guitare et affûte ses lignes de basse. S’il a collaboré avec les plus grands, son nom est pourtant inconnu du grand public. Ce rôle me convient parfaitement, assure-t-il. À mes yeux, le succès tient surtout à la reconnaissance de mes pairs. Être célèbre, devenir une personnalité, ce n’est pas mon truc. Je préfère qu’on me laisse faire de la musique tranquillement. La guitare surgit rapidement dans la vie de Nicolas Fiszman. Je devais avoir six ans quand j’ai gratté des cordes pour la première fois, retrace-t-il. J’ai d’abord appris tout seul, puis avec le guitariste folk Bert Bertrand. Quand j’ai eu onze ans, le jazzman Philip Caterine a accepté de me donner des cours. Assez vite, il m’a proposé de partager la scène à ses côtés. Il m’a vraiment permis de progresser. En plus, il a été mon premier lobbyiste : il vantait mes mérites auprès d’autres artistes... Si le jeune guitariste bénéficie des conseils de ses professeurs, il se fie aussi à ses propres instincts. J’allais encore à l’école à l’époque où je faisais mes premières scènes « pros » dans les cabarets en compagnie d’une chanteuse qui allait devenir Maurane. J’avais 13 ans, elle en avait 17. Sans itinéraire préétabli ni plan de carrière, le musicien range son cartable au placard et, pour la première fois, pose sa guitare dans un studio d’enregistrement, accompagnant les Bowling Balls, groupe sorti des pages de la BD Germain et nous. Le dessinateur Frédéric Jannin et le scénariste Thierry Culliford ont eu l’idée de le transposer dans la réalité, raconte-t-il. Passée du papier à la réalité, la formation sert de tremplin à Nicolas Fiszman. À partir de là, des producteurs m’ont proposé d’autres projets. Dans ma carrière, je n’ai jamais dû courir après les auditions. On m’appelle. Je viens. C’est aussi simple que ça.

En marge de sa vie en studio, Nicolas Fiszman accompagne parfois certain(e)s « client(e)s » sur scène. Pour moi, les concerts ne sont pas le prolongement obligatoire des sessions d’enregistrement. J’ai accepté de le faire pour Zazie ou Benjamin Biolay. Mais quand il s’agit de partir sur la route pendant plusieurs mois, je suis ultra sélectif. Être musicien de tournée, c’est un job à part entière.

Sur le long terme, Nicolas Fiszman n’a aucun engagement. Mon emploi du temps tient aux envies des autres. Ce sont eux qui décident – ou pas – de faire appel à moi. Cela étant, il lui arrive aussi de refuser des propositions. Un jour, Johnny Hallyday m’a demandé de l’accompagner en tournée. J’ai décliné l’invitation. L’énormité de la chose m’effrayait un peu. Financièrement, c’était sans doute très intéressant. Mais sur le plan artistique, j’avais d’autres envies à ce moment-là...Récemment, Nicolas Fiszman a hérité de la basse de Sting. À la suite d’un accident, il était incapable d’en jouer sur scène. Il m’a contacté pour le remplacer dans son propre rôle de musicien. Sentimentalement, ça représente beaucoup pour moi. Car j’ai toujours été un grand fan de Police. Même si son CV a de quoi laisser rêveur, le Bruxellois nourrit encore quelques fantasmes adolescents. J’aimerais beaucoup travailler avec Peter Gabriel ou collaborer avec le guitariste de jazz Bill Frisell. Et puis, il y a Daniel Lanois aussi. Un jour, quelqu’un a dit de lui : Quand il est dans la pièce, tout le monde joue mieux. J’espère qu’un jour, on dira la même chose de moi.

Top Synchro

Au rayon électronique, le barbu Yann Attia compose sa musique sous le nom de Haring. Aux confins de la house, de l’IDM et d’une techno bercée de mélancolie, l’artiste s’est construit une belle petite réputation en solo, aux commandes du label City Tracks ou avec les copains du collectif GANGUE. En pleine préparation d’un deuxième album attendu pour le printemps, le musicien se rappelle, un peu ému, de ses débuts. En mai 2014, j’ai finalisé un titre dans mon salon, dit-il. Baptisée Us, cette compo suscite alors l’intérêt d’un blog américain qui souhaite la diffuser via ses canaux. À l’époque, je débutais. J’étais déjà bien heureux de recevoir un peu d’attention, note Yann Attia. Les choses auraient pu en rester là. Mais le rayonnement du morceau va déclencher une combinaison de coups gagnants. Je recevais des messages d’encouragement et quelques compliments. Puis, un mail du service marketing de Dior est arrivé... Spécialisée dans le chic, l’entreprise souhaite utiliser Us pour les besoins d’une campagne publicitaire. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé à discuter pognon avec les négociants de Dior. Au terme d’une longue tractation, Us sert de bande-son à la publicité d’une crème de jour multi-perfection. En gros, il s’agissait d’une texture anti-ride. Toujours est-il que, sans rien demander, je venais de signer ma première synchro. Dans le jargon, l’utilisation commerciale de musique pour un autre contenu est appelée une synchro(nisation). Quand ce plan m’est tombé dessus, on m’a dit que la synchro appelait les synchros. Après Dior, d’autres marques internationales se manifestent en effet avec le même désir. Quand tu commences à vendre un titre à des fins commerciales, tu prends très vite conscience des prix pratiqués sur le marché. Les coûts varient en fonction des supports de diffusion : il y a des grosses boîtes qui disposent de budgets colossaux. Puis, il y a les autres. Quand une banque frappe à ta porte, ce n’est pas du tout le même délire que le gars qui souhaite habiller sa vidéo d’anniversaire sur YouTube...

Entendu dans des émissions télé au Canada, mais aussi lors de conventions automobiles aux U.S.A, Us atterrit également dans la playlist de la compagnie United Airlines : c’était diffusé dans l’espace lounge des passagers enregistrés en business class. Vu la demande persistante, Haring confie finalement son titre à deux maisons d’édition. L’une gère le territoire européen depuis la France, l’autre est implantée aux États-Unis. Grâce à leurs interventions, je dégote souvent des synchros. Récemment, Brut a utilisé ma musique pour une vidéo de décryptage de l’actualité : une petite capsule à destination des réseaux sociaux. Riche d’enseignement, cette aventure conduit Haring sur le chemin de la professionnalisation. Quand Us est sorti, je ne connaissais même pas la signification du mot mastering. J’étais vraiment un débutant. Grâce à ce morceau, j’ai gagné ma vie, trouvé une agence de booking et un manager. On peut dire que j’ai appris les ficelles du métier par l’entremise d’un heureux accident.

Des prophètes

Tout aussi improbable, l’histoire des Montois de Ganja White Night donne envie de croire en tout... Ou presque. Pendant une dizaine d’années, Benjamin Bayeul et Erwan Dodson ont arpenté les « soirées chapiteaux » de la région en essayant de colporter une musique ancrée au cœur de la culture dubstep. Bien accueilli à Dour en 2016, le duo local peine toutefois à susciter l’intérêt des promoteurs de concerts à l’échelon national. Sans s’affoler, ils se tournent alors vers l’Angleterre et le Canada où leurs prestations attirent l’attention. Après quelques petites performances en clubs, les garçons reçoivent finalement une invitation pour se produire au Webster Hall, à New York. Depuis, l’ascension du duo est vertigineuse. Suivi par des milliers de fans sur Facebook et Instagram, Ganja White Night enchaîne les tournées à guichets fermés d’un bout à l’autre des États-Unis. Longue de 32 dates, leur dernière tournée vient d’ailleurs de s’achever sur deux soirées sold-out au Hollywood Palladium, salle mythique capable de contenir 4.000 personnes...

Quasi exclues des médias traditionnels belges malgré la présence d’une large communauté maghrébine dans le pays, la musique de TiiwTiiw – Iliass Barni à l’état civil – s’est, elle aussi, exportée à l’étranger. Parti des fêtes de mariage et de quelques bonnes idées piochées dans les traditions folkloriques de la dakka marrakchia, la carrière du Bruxellois décolle en force au Maroc à la faveur des algorithmes YouTube. Sur le réseau social, chaque tube de TiiwTiiw pèse ainsi des millions de vues. La vidéo du hit DAWDAW, par exemple, compte plus de 162 millions de vues. À titre de comparaison, on notera que le Basique d’OrelSan plafonne à 75 millions...

Si nul n’est prophète en son pays, Ganja White Night et TiiwTiiw sont des preuves incontestables de réussite. Comme quoi, il semble bel et bien possible de gagner sa vie sans passer par les circuits conventionnels. En tournée, dans un salon ou en studio, les musicien(n)es belges disposent d’autres façons de se faire entendre. Dans l’anonymat. Ou pas.

 

Un article issu du magazine Larsen°36 - janvier / février 2020